1918 : du Titanic à l’Arche de Noé

Du naufrage au sauvetage ?

Un survivant du naufrage du Titanic, le passager anglais Fredrick Fleet Foto: Unknown/Wikimédia Commons/ PD

(Marc Chaudeur) – 1914-1918, c’est la guerre civile européenne, selon l’expression de Victor Hugo : le peuple européen se saborde, détruit lui-même sa propre civilisation sans qu’il soit besoin d’aucune horde asiate ou d’aucune tondeuse Attila. Non, les Européens se sont dynamités eux-mêmes. Et une image se présente spontanément à l’esprit : celle du naufrage. Suivi d’un sauvetage ? Entre Friedrich Lienhard (1912) et Hermann Hesse (1918), on passe du Titanic à la nouvelle Arche de Noé. Mais quelle Arche ! Une arche désespérée. Du moins pour nous,Européens.Peut-être.

En 1918, les intellectuels européens prennent la mesure de la catastrophe. Pour comprendre son ampleur, souvenons-nous de la phrase de Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Ce qui est très étonnant pour nous, c’est qu’il a fallu attendre 1918 pour le savoir : cela nous montre à quel point l’Europe et l’Occident étaient sûrs d’eux avant cette guerre.

Assurément, voilà une métaphore prophétique… Né en 1865, l’écrivain, poète et dramaturge alsacien Friedrich Lienhard a écrit de nombreux romans, des pièces de théâtre, de beaux poèmes et beaucoup d’essais. Dans son roman Der Spielmann (Le Musicien), en 1912,l’écrivain de Rothbach décrit le pèlerinage d’un homme distingué vers les lieux où souffle l’esprit européen – notamment l’inévitable Wartburg, Venise et d’autres, et… une visite passionnante au grand Frédéric Mistral dans son mas de Gardanne. Lors de sa pérégrination, le « héros », en 1912 donc, année du fameux naufrage du Titanic, tient ces propos visionnaires (je traduis de l’allemand) : « Imaginez vous que nous tous ici, l’ Europe toute entière, toute la civilisation moderne, sommes le navire Titanic, cerné par les dangers du chaos ! Imaginez qu’une catastrophe nous menace, une guerre européenne, avec famine, épidémies et révolution – alors ? Imaginez que nous soyons voués à la déchéance et que nous regardions derrière nous, vers les décennies passées, comme les naufragés du Titanic regardaient en arrière… Quel serait le résultat ? Pouvons-nous prétendre que ce brillant amoncellement de biens matériels, cette concurrence fébrile de tous contre tous constituent le vrai sens, le but et la valeur de l’existence ? » Deux ans plus tard, oui, le Titanic de la civilisation européenne sombrait tragiquement, durant 4 années pleines.

6 ans plus tard, le Titanic devient l’Arche de Noé. Mais si la Nef des Fous devient le Navire des Sages, l’embarcation n’en est pas moins tragique, du moins pour les Européens. Bien au contraire. Dans une courte nouvelle composée en 1918 et intitulée Der Europäer, le romancier et sage allemand Hermann Hesse, né en 1877, Prix Nobel en 1946 et mort en 1962, figure la catastrophe de 1914-1918 sous les apparences d’un déluge qui emporte tout sur son passage. Tout ? Non. Car une Arche débordant d’irréductibles créatures résiste encore et toujours à l’envahisseur. Dans cette Arche : des échantillons de toutes les espèces animales et de toutes les peuplades humaines.

Dans une sorte de reprise tragique du Protagoras de Platon, toutes les espèces et toutes les peuplades sont conviées à montrer ce qu’elles savent faire ; y compris l’ Africain, le Chinois ou l’ Indien. Alors, elles exposent toutes un savoir-faire admirable ; toutes, sauf le Blanc : triste, chafouin, antipathique, ce dernier ne peut que prétendre que bientôt, dans 20 ans, dans un siècle ou un peu plus, grâce à son intelligence supérieure, il rendrait heureuse l’humanité entière. Mais en disant cela, il n’éveille qu’ incrédulité, ironie ou scepticisme ou irritation. Jusqu’à l’inimitié de Noé lui-même…

Que faire alors de ce sire triste et blafard ? Eh bien, autant le faire disparaître. C’est ce que décide Noé.

Voilà à quel point, après 1918, les Européens désespéraient d’eux-mêmes. A juste titre peut-être. Pourtant, dans les années 1920 et 1930, nombre d’essais ont été composés pour étayer une reconstruction de la civilisation : Husserl, Albert Schweitzer, Hannah Arendt et d’autres.

Vaste illusion idéaliste, qui ne tenait aucun compte des lois d’airain de la techno-industrie et de l’affairisme, ceux là même que condamnait Lienhard ? Ce qui se passera entre 1922 (Mussolini) et 1945 semble bien le confirmer, hélas. Mais ne pouvons-nous pas dépasser enfin cette ère maudite ? Oui, peut-être ; mais seulement si nous parvenons enfin à construire une Europe consistante et démocratique. Si nous le voulons fermement. Sinon, Lienhard et Hesse auront eu raison.

Lire : Friedrich Lienhard, Der Spielmann (1912) ; Hermann Hesse, Die Märchen (nouvelles et contes entre 1906 et 1932).

 

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