« Achetez vous donc une île ! »

Une interview du cinéaste Andreas Dresen

Le réalisateur allemand Andreas Dresen a répondu aux questions d'Eurojournalist(e). Foto: Eurojournalist(e) / CC-BY-SA 4.0int

(MC) – L’un des aspects les plus passionnants du Festival AUGENBLICK, cette année, personne ne le contestera, c’est la présence d’Andreas Dresen, invité d’honneur, et la présentation de 9 films réalisés par ce cinéaste allemand originaire de Gera, en Thuringe, dans l’ex-RDA. Après avoir dégusté trois films et deux fois en une journée son magnifique Gundermann, nous l’avons interrogé, ce cinéaste bondissant qui rencontre le public comme James Brown avant Sex Machine.

Andreas Dresen, né en 1963, a fait toute sa formation de cinéaste en RDA et un peu au-delà, jusqu’en 1991. Andreas représente donc ce cas passionnant d’un artiste formé à l’Est et jeté ensuite dans la jungle capitaliste, où il s’est dégagé à coups de machette et a très bien survécu. Nous nous sommes aperçus bien vite qu’il n’avait rien perdu au cours des années de sa fibre politique ; l’échange a porté plus souvent sur l’évolution actuelle et le socialisme que sur les détails de sa création cinématographique… Interview.

Andreas, vous avez suivi une formation à l’Université Konrad Wolf à Babelsberg – lieu historique et fameux entre tous, l’Hollywood allemand des années 1920 à 1945… En quoi consistait cette formation ?

Andreas Dresen : Cette université était en réalité la seule formation possible en matière de cinéma ; c’était une très bonne formation, assez peu idéologique, excepté certains cours qui, d’ailleurs, n’intéressaient à peu près personne ! La formation durait 5 ans : j’y suis resté, donc, de 1986 à 1991.

Que pensez-vous de la production de la DEFA, de 1950 à 1990 ?

AD : Oh, la production est immense, et il est difficile de voir un caractère commun à ces quelques centaines de films, même avec le recul. Au fond, le meilleur y côtoyait le pire : de films donnaient une perspective excellente sur la société, d’autres étaient pure propagande…

Qu’a été la RDA pour vous, au juste ?

AD : Vaste question ! Pour moi, la RDA a échoué parce que des incapables et des opportunistes ont pris le dessus et trahi les idéaux communistes. De vrais communistes comme Gerhard Gundermann ont été poussés de côté, marginalisés par une clique de fonctionnaires incapables, loin de toute praxis socialiste. Ceux qui prenaient la RDA au mot ont été réduits à la situation d’ennemis de leur propre pays ! Des idiots et des incompétents ont pris toute la place, ravagé la RDA et causé sa perte.

Avez-vous lu le livre de Jürgen Fuchs, Magdalena ? C’est un livre très dense, qui analyse partiellement la langue bureaucratique de la RDA… Un grand livre !

AD : Non, je connaissais Jürgen Fuchs, bien sûr, mais je n’ai pas lu ce livre.

Votre film Nachtgestalten (Rencontres nocturnes), 1998, est très sombre, très impressionnant, surtout dans la manière dont vous représentez la misère et la violence dans les rues de Berlin. On ne peut s’empêcher de se dire que ç’a dû être un vrai traumatisme pour vous, au début, quand vous avez constaté et observé ces horreurs à l’Ouest… Est-ce vrai ?

AD : Oui et non ; je ne pense pas que Nachtgestalten témoigne du choc initial qu’ont occasionné ces horreurs – dont j’avais entendu parler, mais c’est autre chose quand on les voit par soi-même – puisque j’ai réalisé ce film en 1998 : cela faisait donc plusieurs années que je me promenais à Berlin-Ouest. Mais c’est vrai : la RDA n’était pas un monde idéal, mais tout cela n’y existait pas, et pas plus dans les autres pays socialistes. Ce film visait à montrer les contrastes sociaux les plus brutaux. Je devais aussi être influencé par le cinéma de Ken Loach et celui de Mike Leigh, des films que je voyais à cette époque, et je me disais : pourquoi un tel cinéma n’existe t-il pas en Allemagne ? A l’époque, j’étais aussi impressionné par la complexité de la bureaucratie occidentale : les impôts, l’assurance sociale, les taxes, etc. etc. ! Toutes ces paperasses ! Un vrai cauchemar, parfois !

On imagine que ces différences brutales sont largement à l’origine des problèmes actuels rencontrés dans les Länder de l’Est…

AD : Oui, les anciens citoyens de la RDA, sans vouloir enjoliver la réalité de la « République » , se sont sentis devenir des citoyens de seconde zone ; d’où leur fréquente agressivité, qui s’exprime ces derniers temps par les votes populistes et d’extrême-droite. D’où aussi, d’ailleurs, la gratitude des gens à l’égard de Gundermann quand il a fait son outing, quand il avoué en plein concert à l’Université Humboldt son activité d’informateur, puisqu’ils y reconnaissaient leur propre complexité ; la gratitude ensuite à l’égard de mon film, sorti 20 ans après sa mort survenue en 1998… La « Réunification » est venue beaucoup trop tôt. Mais c’est vrai que c’était aussi le vœu des Ossies. En 1989, iI y a eu ces manifs où on criait : « Nous sommes le peuple ! » Moi et beaucoup d’autres, au contraire, nous manifestions contre : nous défendions une certaine autonomie, au moins temporaire, par rapport à la grosse RFA brutale et gourmande. Mais on nous criait : « Achetez vous donc une île ! » (« Kauft euch doch ‘ne Insel !! »). Ensuite, les gens ont vu la réalité et beaucoup ont rejoint les rangs du PDS, l’héritier soft du Parti communiste de la RDA, la SED… Et puis, à partir de l’unification du mark, du jour au lendemain, les gens des autres pays de l’Est n’ont plus rien pu acheter chez nous ; c’était devenu beaucoup trop cher !

Andreas, pourquoi avoir fait un film sur Gerhard Gundermann, et non pas, par exemple, sur Stefan Krawczyk, Bettina Wegner, Gerhard Schön, etc. ?

AD : Pourquoi pas ?! – En fait, Gundermann est très intéressant par ses nombreuses facettes, souvent contradictoires, et plus manifestes que chez d’autres. Il a écrit de superbes textes, aussi, n’est-ce pas ? Il était communiste et critique, oppositionnel et IM (informateur) pour la STASI… Il était, en un mot, complètement emberlificoté dans ce monde là, et il essayait d’en faire quelque chose.

Votre film est magnifique, cinématographiquement. Le contenu, lui, est à la fois compréhensif, empathique et analytique, profond et sans complaisance… Ma séquence préférée est celle où apparaît ce marionnettiste – qui dans la réalité, était un chanteur – sur lequel Gundermann rendait des rapports à la STASI, et qui fait évoluer une marionnette à l’effigie de Gundie, avec ses tics, ses dents et ses bretelles… Et cette marionnette dit le début de Hamlet ! Derrière lui, un panneau indiquant « Helsingør » (le nom danois du château d’Elseneur…). Mais pourquoi Hamlet ?

AD : Oh, c’est que Hamlet incarne pour moi le hiatus entre l’action et la pensée : quand un politique pense, il n’agit pas, et inversement ! Mais Gundermann, lui, agissait selon son intuition, sans jamais beaucoup penser…

Le livre Rockpoet und Baggerfahrer, de H.G.Schütt (Schwarzkopf Verl., 1996 et 1999) expose assez complètement le personnage Gundermann, et beaucoup de ce qui concerne son activité d’informateur de la STASI. Que pensez-vous de ce livre et de sa manière de présenter les faits et leur interprétation ?

AD : C’est un bon livre ; je pense qu’il n’y manque rien. Ni les critiques virulentes et assassines de 1995-96, ni les rapports des agents de la STASI qui finissent (en 1983-84) par présenter le chanteur comme inutilisable, parce que plus préoccupé à expliquer à la police secrète les problèmes des travailleurs qu’à consigner les détails demandés sur les disputes conjugales ou les achats de chocolat… Il y est décrit comme imbu de lui-même, beaucoup trop critique, et insupportablement irritant.

Deux choses semblent très singulières chez Gerhard Gundermann : le fait qu’il parle toujours en empruntant des détours, de manière sinueuse, et jamais de façon directe ; et cet extraordinaire oubli, qui semble effectif, de ces innombrables rapports rédigés sur ses amis, ses collègues musiciens, etc. etc. !

AD : Oui, c’est étrange, cet oubli… Quand il a pu relire son dossier, le dossier de l’agent IM Grigori (son pseudonyme), il s’est comme effondré intérieurement ; on sent chez lui un désespoir profond, que j’ai essayé de rende dans mon film. Je pense qu’il a été victime d’une Verdrängung, d’un refoulement. Un phénomène qu’on constate parfois. Dans ce sens, Nietzsche a écrit : « J’ai fait cela, dit ma mémoire. Je n’ai pas fait cela, dit mon orgueil. Et finalement, c’est ma mémoire qui cède » …

Dans votre film, comme il se doit, on voit beaucoup les mineurs et les alentours de Hoyerswerda, au fin fond de la Saxe, grande cité ouvrière jusqu’au début des années 1990, puisque Gundermann y travaillait comme conducteur de pelleteuse (une gigantesque pelleteuse de fabrication russe) dans les mines de lignite qui entourent cette ville. A propos de cette région, il existe un livre magnifique, très puissant, inoubliable : c’est le roman de Brigitte Reimann, Franziska Linkerhand (1972). Ce livre raconte l’établissement là-bas d’une femme architecte, à l’époque où on commence à creuser le sol, où on anéantit un certain nombre de villages sorabes, etc. C’est aussi le premier livre à oser parler du suicide en RDA. Un tabou absolu dans ce pays où tout le monde ne pouvait être qu’heureux, disait-on. Que pensez-vous de ce livre ?

AD : Oui, bien sûr ! Extraordinaire, en effet.

Saviez-vous qu’il existait un film bio sur Brigitte Reimann ? Il s’appelle Hunger auf Leben (Faim de vivre), de Markus Imboden, 2004.

AD : Non, je ne connais pas ce film. L’accueil a été très chaleureux de la part des mineurs de « HoyWoy ». Ils nous ont beaucoup aidé à construire une route pour les besoins du film, «  parce que c’était Gundermann, l’un des nôtres « , ont ils expliqué…

Une dernière question, Andreas : à votre avis, quand donc l’ Allemagne sera-t-elle vraiment réunifiée ? Quand donc les revenus seront-ils égaux, sans les différences sociales et économiques criantes qui subsistent encore ?

AD : Je crois qu’il faudra pour cela plusieurs générations. Au moins un demi-siècle, en tout cas. Le différences sont énormes : revenus, mentalités… Mais il faut commencer par considérer ces différences en nous débarrassant de tous les préjugés . Ceux de l’Ouest comme ceux de l’Est.

Grands mercis pour cet entretien, Andreas Dresen !

 

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