Albanie : l’équinoxe des manifestations

Le libéralisme KO ?

La statue de Skanderbeg, héros national albanais, avec à l'arrière-plan les bâtiments ministériels Foto: Diego Delso / Wikimédia Commons / CC-BY-SA 3.0Unp

(Marc Chaudeur) – Samedi 16 février, manifestation géante à Tirana, capitale de ce pays superbe, l’Albanie, 3 millions d’habitants, candidat déclaré depuis 2014 à l‘entrée dans l’Union européenne : plusieurs dizaines de milliers de personnes ont défilé. De petits groupes ont tenté de pénétrer dans le bureau du Premier ministre. Ils protestaient – et continueront à protester – contre Edi Rama et son gouvernement, qu’ils appellent « le gouvernement de bandits », ou « le narco-gouvernement ». Ils demandent rien moins que sa démission.

Les manifestants ont fait plusieurs tentatives, mais ils ont été repoussés par les gaz lacrymos de la police. Ils ont cependant détruit une partie des installations, ce qui a entraîné une condamnation des violences par l’OSCE et les ambassades européennes et américaine. Ils étaient venus de tout le pays ; on n’avait pas vu une telle manif depuis bien longtemps – depuis l’époque qui a suivi la mort du très stalinien Enver Hoxha, en avril 1985 et la chute du régime communiste, quelques années plus tard.

Le but déclaré par les dirigeants de l’opposition, notamment Lulzim Basha, leader du principal parti opposé à Edi Rama, le Parti Démocratique, était d’organiser la manifestation qui mettrait à bas ce « gouvernement de bandits ». Il a cependant affirmé que les violences « ont été le fait de provocateurs ». Lulzim Basha a déclaré : « Les actes violents ont été commis parce qu’ils prennent place dans le scénario de violence échafaudé par Edi Rama. J’appelle la police à protéger la vie des citoyens et à empêcher qu’ils deviennent des instruments aux mains du narco-gouvernement et du narco-Premier ministre. Le but de cette protestation, c’est d’installer un gouvernement qui ne serait pas livré au crime. C’est la réaction des gens, et la solution à cette violence, c’est le départ de Rama. Nous ne pouvons ni ne voulons continuer ainsi ».

Edi Rama se trouve depuis mercredi en tournée dans le pays, promettant dans plusieurs villes des investissements publics. Jeudi, un député a jeté sur le Premier ministre une giclée de liquide coloré. Il craignait que ce ne fût une décoction de perlimpinpin, un jet d’acide lysergique ou du sang de schtroumpf, mais il semble que ce n’était que de l’encre. Samedi, Monsieur Rama se trouvait à Vlora, dans le Sud du pays.

A la suite des manifestations, il a déploré la destruction d’un tableau de l’artiste allemand Carsten Holler qui représentait un champignon (champignon atomique ? Moisissure ? Champignon oublié de l’accélérateur qui devait rendre les Albanais heureux et prospères? Non, la solution est autre). Rama a publié une photo des morceaux du tableau avec ce commentaire : « Désolé, Carsten : ceci n’est pas l’Albanie ; ceux-là, ce ne sont pas des Albanais ». Etrange… Un commentaire énigmatique : pas des Albanais ? Il s’éclaire cependant tout à fait si on comprend que le champignon en question, c’est celui de l’Etoile Mystérieuse, celui qui poussait sur la météorite par laquelle des extra-terrestres sont venus repeupler l’Albanie, qui connaît en effet un exode assez massif. Exode dû à l’échec économique des deux partis en alternance, le PD et le PS. Echec qui, ici comme dans toute l’Europe (et plus loin) est assez évidemment celui du néolibéralisme.

Edi Rama, candidat à l’entrée dans l’UE : il est donc si méchant ? En réalité, le Parti socialiste, son parti, est dans une large mesure le ramasseur de miettes de l’époque communiste, qui s’est achevée en 1991. En alternance avec le Parti démocratique, il a mis en œuvre une politique néolibérale, à partir de l’anticommunisme virulent et généralisé qui règne dans le pays depuis plus de 25 ans maintenant. Ce qui a permis une corruption massive et aux limites dépassées du cynisme. Ainsi, en octobre 2017, son ministre de l’Intérieur a été mis en cause dans un trafic de stupéfiants – une production agricole qui amène en effet un flux considérable de devises au gouvernement et qui explique l’accusation répétée des gens : « narco-gouvernement »). Rama a défendu publiquement Saimir Tahiri, qui trafiquait joyeusement en famille (avec ses cousins) et a obstrué les démarches judiciaires contre lui.

La grande manifestation du 16 février a été précédée, depuis début janvier, par des semaines de manifestations étudiantes. Cela indique sans doute que nous entrons dans une époque nouvelle : les manifs massives d’étudiants ont marqué la chute du régime communiste en 1991. Nouvelle époque parce que la jeunesse n’a pas connu l’ère stalinienne et n’est donc plus conditionnée, dans ses réflexes politiques, par l’expérience des années totalitaires. Elle ne l’est plus non plus, précisément pour cette raison, par la polarisation Parti démocratique – Parti socialiste : ces deux partis en effet appliquent la même politique, un ultralibéralisme effréné qui, surtout immédiatement après 1992, rendait toutes les dérives possibles, jusqu’à la cession gratuite des terrains nationaux (ce qui s’est passé à l’époque de Sali Berisha, entre 1992 et 1997). Jusqu’au pillage des entreprises nationales, et à la privatisation de tout ce qui bougeait, veaux, vaches, corneilles, sauterelles… Sali Berisha a bradé le pays, dans les années 1990, sous le refrain explicite : « Tout à un euro » !

En définitive, les deux grands partis se sont relayés pendant près de 30 années pour pratiquer la même politique scandaleuse. Un 3e parti, le LSI (Mouvement socialiste pour l’Intégration), joue un rôle pour l’instant encore trop effacé pour être efficace. Un Premier ministre PS, voici quelque temps, a prononcé une phrase d’une très grande pertinence devant Berisha, le dirigeant du PD en opposition : “ Tu es mon capital politique “ ! » Incroyablement juste ; l’un ne pourrait exister sans l’autre.

Et c’est de ce nœud de serpents (ou ce roi-de-rats ?) que les Albanais, surtout les moins de 40 ans, veulent enfin sortir. Le grand espoir du pays, c’est sans doute ses étudiants. Sursum Corda !

Kommentar hinterlassen

E-Mail Adresse wird nicht veröffentlicht.

*



Copyright © Eurojournaliste