Aux sévices de l’Église – Interview
Un retour sur expérience avec Christophe Sobottka, aumônier catholique à l’EPSAN Brumath-Strasbourg, qui n’aime pas se désigner comme « victime » de sévices – même si c’est une vérité – mais plutôt s’affirmer comme un « survivant ».

(Jean-Marc Claus) – A l’issue de deux soirées de lecture publique performée, orchestrées par Barbara Jung de la « Compagnie Bj », et d’après le livre enquête de Jean-François Laville, intitulé « Aux sévices de l’Église », Christophe Sobottka, qui y a participé, nous livre ses impressions. Interview.
Pouvez-vous, en quelques mots, vous présenter et donner les raisons de votre participation à cette lecture publique ?
Christophe Sobottka : Je ne m’attendais pas que ce livre inspirerait une comédienne et metteuse en scène – Barbara Jung – pour en faire une « lecture performée ». Surpris, puis tout de suite ravi par ce concept, je l’ai adopté sans hésiter afin d’y participer. En effet, à notre époque les discours passent trop et trop mal par les réseaux virtuels, des technologies artificielles et des influenceurs aux milliers d’abonnés. Nous avons fait le contraire : transmettre notre parole et nos témoignages en direct et sans artifice, sans estrade ni podium, sans écran ni même de micro, en proximité physique avec un auditoire limité en nombre, mais aux individualités marquantes.
On imagine que la charge émotionnelle, lors du récit de votre vécu, doit être importante. Comment parvenez-vous à l’empêcher de vous neutraliser ?
CS : Je suis habitué à parler en public, notamment dans des contextes de forte émotion (célébration d’obsèques, auditeurs agités ou imprévisibles). Je n’y perds pas le contact avec le public tout en ménageant quelque distance. Toutefois, notre « lecture performée » était une première pour moi. Barbara Jung m’a admirablement coaché durant trois demi-journées de répétition. D’emblée, elle a remarqué que je modulais ma voix de manière trop « chantante », un peu convenue et artificielle. Elle m’a ainsi recommandé de la porter avec constance et profondeur, tout en visualisant intérieurement l’épisode dont je parlais. L’émotion – que je n’ai donc pas « empêchée » – était alors plus vraie, plus dense, ni étouffée ni exagérée. Il faut dire que le public, bien que divers, était bienveillant, dialoguant d’abord par ses regards attentifs, puis pendant les échanges qui ont suivi la lecture.
N’étant pas, heureusement et malheureusement, un cas unique, pouvez-vous décrire les liens qui vous unissent à d’autres survivants ?
CS : J’ai quitté deux communautés monastiques dysfonctionnelles où les supérieurs-fondateurs étaient des autocrates et des manipulateurs, seul et discrètement, en 1994 puis en 2000, où finalement j’abandonnais l’habit de moine et mon nom de religion – Frère Boniface – que je portais depuis 1979. Je cheminais assez seul, à distance des influences extérieures.
2019 a été une année charnière : c’est là que j’ai été contacté par des moines et ex-moines de mon premier monastère. J’ai pu ensuite les rencontrer pour évoquer les injustices et abus dont nous étions et sommes victimes et/ou témoins. C’est aussi l’année où Anne Mardon – qui a participé à la « lecture performée » des 17 et 18 janvier – a publié son premier livre qui a entraîné une foule de témoignages écrits et parlés, sur les Fraternités de Jérusalem qui étaient mon deuxième lieu de vie monastique.
À partir de là, malgré les retards et interruptions causées par la crise sanitaire, j’ai contacté et fait connaissance avec beaucoup d’autres personnes « survivantes », en lisant leurs éventuelles publications, par appel téléphonique ou vidéo, puis en les rencontrant « en vrai ». Mes liens avec elles consistent en des échanges d’informations, en une solidarité et une confiance non fusionnelles.
Cette séance de « lecture publique performée », a-t-elle, en quelque sorte, participé de votre thérapie et de la restauration de votre être ?
CS : Certainement, mais comment et à quel degré, je ne le sais pas actuellement. Il est bien trop tôt pour m’en rendre compte. De nouveaux horizons s’ouvrent, non seulement en ma vie intérieure, mais aussi en faisant connaissance avec des personnes venues à cette lecture, qui ont vécu des expériences douloureuses voire scandaleuses dans ou autour de la vie consacrée.
Aumônier d’hôpital, vous n’êtes donc pas en rupture avec le catholicisme, mais quelle fut sur votre foi, l’incidence des sévices qui vous ont été infligés au sein et au nom de l’Église ?
CS : Au cours d’une vie, la manière de comprendre sa foi (intellectus fidei), de la vivre, peut varier beaucoup, voire énormément. En ce qui me concerne, je ne crois pas du tout de la même manière à l’âge de 10 ans, de 20 ans (mon entrée au monastère), à 33 ans (lorsque je m’imaginais de mourir de mort mystique), à 47 ans et maintenant à 66 ans.
Je me suis distancé des communautés religieuses et je suis devenu assez allergique au concept de « communauté » en général. J’y serai peut-être resté si celles-ci ne tendaient pas vers l’autoritarisme et le prosélytisme, le sectarisme et l’infantilisme, la superstition voire le fanatisme.
La complaisance de l’Église envers ces communautés, l’incompétence avouée, l’aveuglement voire la lâcheté souvent constatée de nombreux membres de sa hiérarchie, m’ont rendu très méfiant et critique, tout en gardant mon naturel paisible et serviable.
Ce ne sont pas les maltraitances subies par mon humble personne qui auraient pu bouleverser ma compréhension de la foi : j’aurais pu penser que mon cas est accidentel, que je n’ai pas eu de chance, que c’est une « épreuve ». C’est le caractère systémique des abus, leur nombre, trop souvent l’atrocité de crimes, sans parler d’autres questionnements d’ordre philosophique et des constats historiques qui me font sérieusement douter des dogmes et abandonner mes croyances dans mon chemin de foi.
Longtemps avant d’être aumônier en hôpitaux psychiatriques (depuis 2017), j’avais noté ces phrases de Maurice Bellet, prêtre catholique, philosophe et écrivain (1923-2018), tellement je me sentais en accord avec elles : « La croyance ne supporte pas la critique alors que la foi ne peut que la désirer… Il existe une opposition capitale entre la foi et la croyance… La dépression, la trahison, l’inavouable, la vie broyée, la déchéance, la folie, le meurtre, l’exclusion, la maladie : voilà l’en-bas… Vivre se fait dans la traversée de ces abîmes où se défont beaux discours et belles spiritualités… En ces bas-fonds, une création peut commencer et l’on devient proches les uns des autres. La grande tâche est d’éduquer des humains capables de supporter le chaos intérieur, la vie sans repères dans un paysage inconnu, la marche sans arrêt dans l’équilibre. »
Comment vivez-vous votre présent et voyez-vous votre avenir ?
CS : Il me reste moins d’une année pour œuvrer à plein temps comme aumônier en établissements de santé mentale. J’aurai 67 ans à la fin de l’année 2025 et je devrai partir à la retraite.
Depuis quelque temps, je suis membre de l’AVREF (Aide aux victimes des dérives de mouvements religieux en Europe et à leurs familles) et y suis davantage actif depuis un an. Je compte m’y engager encore mieux à partir de 2026.
Ayant suivi la formation PSSM (Premiers Secours en Santé Mentale), je m’informe pour devenir formateur à mon tour, car il y a urgence dans ce qui est actuellement la grande cause nationale.
J’ai intensément pratiqué la course de fond entre ma sortie de la vie religieuse et la crise sanitaire, avec d’excellents résultats sur des distances de 10 km au marathon et au 100 km. Ça a été pour moi une thérapie et j’aimerais m’y remettre, une fois à la retraite.
Et puis, ayant abandonné en 1978, sous la pression des moines recruteurs, mes études scientifiques qui me passionnaient à ce moment-là, j’aspire à redécouvrir la beauté inépuisable et la rigueur universelle des mathématiques.
Christophe Sobottka, merci pour vos éclairages !
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