Bavière : Louis II, morts et renaissances

Les cages de verres du Neuschwanstein

En Bavière, le Neuschwanstein vers 1900 Foto: Unkn/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/PD

(Marc Chaudeur) – Le 2 juin, le château le plus médiatique de Louis II, le souverain wagnérien et ultime du Royaume de Bavière, a rouvert après la période de confinement. Une occasion de revoir les données du tourisme de masse. Il faut que chacun y trouve son compte, certes. Mais… Continuer ainsi ? Cela semble intolérable.

« Dis, Papa, c’est quoi, Noïchouaïnechtaïne ? – Neuschwanstein, ma petite, c’est le Château Walt Disney cher aux Japonais, aux Américains et aux groupes de Chinois en costumes bariolés qui rient sans cesse à tue-tête (c’est ironique) – Ah oui, je vois ! ». Château décor du Cendrillon de Walt Disney, oui, et haut lieu de l’usinage touristique. Le décor séduit, même quand on ne savait pas une demi-heure plus tôt qui était Louis II de Bavière et que, de la musique de Richard Wagner, on ne connaît que la chevauchée des Walkyrie (qui est à la Tétralogie ce qu’est l’Air du Toréador dans le Carmen de Bizet, en pire). Wagner, Bizet… L’ombre de Friedrich Nietzsche plane sur le Neuschwanstein et sur les autres châteaux construits ou restaurés par le Roi fou, sur la médiocrité de tout ce que cela est devenu, ce symbole de la résistance à l’esprit du temps (prussien ou, aujourd’hui, américain).

L’endroit accueillait un million et demi de visiteurs par an avant la pandémie… Six mille visiteurs par jour, et six cent prévus par jour ces prochains mois. Le château est donc l’un des endroits touristiques les plus importants d’Europe. La moitié des visiteurs se compose d’étrangers, et vingt pour cent des visiteurs sont chinois. Il y a quelques années, on était surtout frappé par le bataillon de Japonais dont les petits soldats brandissaient leurs mitrailettes à images dès leurs sièges de bus. A Schwangau, le village sis au bas du château, la plupart des Chinois descendent dans un grand hôtel qu’on pourrait qualifier de spécialiste ès Chinois, tant la direction et le personnel se précipitent au devant du moindre souhait des arrivants (menus chinois, etc).

Le château lui-même correspond intensément à ce qu’on peut voir en Allemagne depuis que le tourisme est organisé au millimètre près, à la fois par les länder et par d’innombrables acteurs économiques privés. Les lieux sont nickel, on pense à tout, les files de visiteurs sont canalisées et orientées, à peu près comme dans ces autres grands supermarchés de l’industrie capitaliste du tourisme : Venise, Berlin, Prague (que nous avons évoqué récemment), ou mutatis mutandi, Strasbourg. Problème majeur de cette organisation industrielle : c’est qu’elle tue l’essentiel, l’ambiance, les recoins que hantaient encore l’ombre du Roi ou celle de Wagner dans les années 1970. On achève bien les fantômes…

De très vastes parkings pour les bus, une place où l’on tourne de temps à autre des clips publicitaires (si si! Sissi), des dispositifs aseptisés, des murs immaculés comme la Vierge Marie et l’Esprit Saint enfin réunis, et… des guichets style ferroviaire, des cloisons et des portes en plexiglas quasiment en plein cœur du sanctuaire ludovico-wagnérien. C’est très laid ; tout juste si on ne regrette pas à cette vue le chaleureux design du cabinet de son dentiste ou les bureaux des Allocations familiales… La visite de l’intérieur, elle, est passionnante et émouvante… si on connaît, au moins un peu, l’histoire pleine de sens et globalement tragique de cet ultime Roi de Bavière. En un sens, deux autres des châteaux de Louis II sont plutôt plus intéressants : Herrenchiemsee, et Linderhof : dans ce dernier, on peut admirer un sommet inégalable du kitsch planétaire décadent, le Lac aux Cygnes, avec ses volatiles palmés et plâtreux (immaculés, eux aussi), au fond de cette Grotte où Louis II, que torturaient hélas ses pulsions homosexuelles, rêvait de pureté durant de longues heures en s’identifiant à Lohengrin.

Bref, le dispositif touristique du Neuschwanstein, c’est fonctionnel : nulle part comme dans ce lieu et dans quelques autres on ne comprend mieux la fonction économique de la moulinette touristique, hop à la file, hop hop, le ticket, et hop à la file derechef… Au pas de charge, mais un peu moins qu’avant la pandémie et le lockdown (comme disent les Allemands), où des groupes de 58 personnes déferlent toutes les cinq minutes…

Mais pourquoi et comment visiter Neuschwanstein ? Comme on visite une réminiscence de Walt Disney ? Oui, c’est le cas de la majorité des visiteurs. La plupart des touristes chinois, notamment, au cœur de leur tour d’Europe au lance-pierres, l’entreprennent pendant 20 minutes top chrono ; ce sont d’ailleurs les mêmes qui confondent cathédrale de Strasbourg et église néo-gothique Saint Paul. It makes no difference. Que représente Louis II pour eux, et pour tant d’autres ? – Et pourtant, le dernier des Rois de Bavière nous est précieux, lui et son kitsch post-romantique. Il est une résistance jadis vive et incarnée au Reich d’affairistes et de parvenus (à son époque, le mot « Parvenü » s’est introduit avec fracas dans la lange allemande) qui s’était ouvert en 1870. Louis II de Wittelsbach est mort en 1886, à l’âge de 40 ans. Il ferme une époque, et son abdication (et sa mort) ont permis aux Allemands de passer avec moins mauvaise conscience à cette ère que prophétisaient si bien un peu plus tôt Kierkegaard et Tocqueville, et surtout… Friedrich Nietzsche. Celle de l’aplatissage en règle et du nivellement.

Ne serait-il pas temps, par conséquent, en ces temps de post lockdown, de revoir un peu, ou beaucoup, les modalités du tourisme, ici comme ailleurs en Europe ? Eh bien : si.

Pour infos factuelles :http://www.zeit.de/entdecken/reisen/2020-06/

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