Biblios idéales : Salman Rushdie à Strasbourg

D’un village à l’autre

Un Superhéros à Greenwich Village Foto: Cyberslate / Wikimédia Commons / CC-BY-SA 4.0Int

(MC) – Venant de Greenwich Village, Salman Rushdie n’est sans doute pas mécontent de venir faire une courte promenade dans ce petit village européen qu’on appelle Strasbourg ; surtout dans ce lieu du bout de Neudorf, feutré et si bien insonorisé, avec Monsieur Eric Naulleau qui lui pose des questions pas bêtes et une interprète qui ne bégaie point.

La Maison Golden (The Golden House, éd. Jonathan Cape) est le 13ème roman de l‘écrivain d’ origine indienne. Il a pour lieu central les Jardins : un îlot de verdure où chante une famille, le Père Nero (oui, Nero) Golden et ses fils ; de riches personnages de la high society new yorkaise. Les Jardins forment un petit rectangle dans Greenwich Village. Seuls les habitants et leurs connaissances peuvent y entrer. Ces anciens logements sociaux sont devenu très, très chers… La famille du narrateur, René, a acheté le logement qu’il occupe dans les années 1980. René, réalisateur de cinéma à la recherche d’inspiration, se met à zyeuter le père et les fils Golden, précisément ; un peu comme James Stewart dans Fenêtre sur cour de Hitchcock. Un sujet tombé du ciel ! Mais de quel ciel ? Ici, explique Rushdie, chacun voit l’autre – c’est très habituel à Manhattan, et à Schnersheim-Gare aussi, d’ailleurs.

René, le réalisateur-narrateur, essaie très fort de cacher ses origines indiennes. Du côté de son pays de naissance, il a visiblement quelque chose à cacher. Il est arrivé aux Etats-Unis après les attaques terroristes à Bombay, voici un peu plus de 10 ans. Il est pris dans un fichu triangle : celui que forment dans la Grande Pomme la mafia locale, des djihadistes pakistanais et la très haute société ; celle du cinéma, en partie. Le roman emboîte ainsi l’histoire personnelle de René et une peinture de la société, du tissu social de ces 10 dernières années. Le point de rencontre est, bien sûr, l’histoire de la richissime famille Golden.

René, c’est le mythe américain de la réinvention permanente de soi-même. Un mythe en partie réalisable, et réalisé. Rushdie donne l’exemple éminent de Samuel Goldwyn, le G de MGM : arrivé aux Etats-Unis, il s’appelait Goldfisch… Imaginez : un poisson rouge à la place du lion !

La question de l’identité est centrale dans ce roman – comme elle l’est dans l’ensemble des rencontres des Biblios idéales, cette année. L’un des deux fils de Nero, D., est d’identité sexuelle/genrée incertaine ; et voilà thématisée l’une des trois questions identitaires qui hantent les Etats-Unis, selon l’écrivain : « raciale », nationale, et sexuelle. D. connaît cette angoisse de l’ambivalence qui est devenue si fréquente. Et qui semble travailler Rushdie, pour qui ce sujet est devenu un vrai champ de mines. Le romancier s’est essayé à l’objectivité à cet égard.

L’ombre de Trump hante le roman. Le personnage qui lui ressemble fort est surnommé The Joker (oui, le fameux psychopathe, le méchant par excellence, l’ennemi de Batman). Pourtant, lorsqu’il l’a commencé, Trump n’était pas encore aux commandes et n’occupait pas les esprits. Voilà qui est troublant : en effet, le joker, dans les jeux de cartes qui fascinent Rushdie c’est l’une des deux cartes de méchants, l’autre étant l’as de pique. Et en anglais, as de pique se dit Trump ! Les coïncidences significatives font les grands écrivains, peut-être. Troublant parce qu’avant que n’existe le phénomène Trump, Rushdie a remarqué le glissement de terrain qui a produit cette fleur vénéneuse…

L’auteur fait remarquer que ce Joker aux cheveux verts est (était) le seul élément surréaliste du roman ; et voilà que c’est en même temps le plus réel. Mais des changements par rapport à la vérité ont eu lieu ces dernières années : avant le glissement pré-trumpien, « les gens croyaient encore à la vérité », dit un personnage.

Où est la racine du problème ? Salman Rushdie a deux fils. En Grande-Bretagne, durant leur scolarité, ils n’ont rien appris, absolument rien, sur l’Empire britannique ! Il est donc « normal » que les Anglais blancs se demandent : « Que font donc ces gens ici ? »  A savoir les gens de souche caraïbe, indienne, etc. La réponse qui leur vient spontanément à l’esprit, c’est évidemment : « Parce que vous étiez là-bas ! »

Rushdie pointe ainsi le gravissime déclin de l’éducation. Les conséquences ? Pour Rushdie, voilà les trois stades du fascisme : le premier, c’est le moment où Trump appuie sur les opinions populistes et les préjugés, précisément sur le maillon faible ; le populisme consistant en ce que c’est celui qui connaît son sujet qu’on ne croit pas, parce qu’il fait partie de l’ “élite”. Le deuxième stade, c’est le moment où Trump dit : c’est moi, la vérité ; croyez moi. Le troisième, c’est Mussolini – heureusement empêché en Amérique par les institutions.

Son roman, dit Rushdie, reprend le modèle de la tragédie grecque, où on sait immédiatement par exemple que le roi va être tué par son épouse, par vengeance. Rushdie a voulu reproduire ce sentiment de l’inexorable qui marque le genre tragique. Les enfants Golden rebondissent comme des boules de neige de catastrophe en catastrophe, jusqu’à la fin.

Et pourtant, la fin, que nous ne dévoilerons pas ici, est « un peu heureuse » ; du moins pour un personnage, un seul…

Interrogé sur l’adaptation récente par Netflix des Enfants de minuit, peut-être son plus grand roman, l’écrivain explique que malgré l’aspect un peu curieux de ce média, il présente l’avantage d’une grande souplesse : très longtemps, les réalisateurs de cinéma ne s’intéressaient pas à ses romans, parce que, dit-il, on ne pouvait y engager Meryl Streep ou Jack Nicholson, aucun acteur rose et blond et bien hollywoodien. Eh bien, voilà cette difficulté surmontée…

Et puis pour finir, Salman Rushdie nous conseille de ne pas perdre notre temps. Interrogé par Eric Naulleau, qui lui demande à quel endroit d’un roman de 400 pages sa vie se situerait aujourd’hui, il réponde : à la page 300, environ. Et que cela lui faisait peur. Et qu’il fallait arrêter de perdre notre temps. Qu’il fallait passer son temps à faire ce que nous voulons vraiment faire.

Salman Rushdie a raison.

 

 

1 Kommentar zu Biblios idéales : Salman Rushdie à Strasbourg

  1. Michael Magercord // 11. September 2018 um 9:51 // Antworten

    Das Leben als 400-Seiten-Roman… und da dachte ich doch immer, das Leben sei ein Fußballspiel und man müsse sich stetig überlegen in welcher Spielminute es angelangt ist – und wie’s steht!
    Schon sicher auf der Siegerstraße? Haha, meist liegt man ja wohl eher aussichtlos zurück. Immerhin lässt sich daraus der gleiche Schluss folgern, wie aus dem romanösen Leben: die verbleibende Spielzeit will noch mit Anstand, Würde und – wie altmodisch – ein wenig Sinn absolviert werden.

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