Bibliothèques idéales : ça sert à quoi de se révolter ?

Quatre figures de l’immobilité sociale et de la soumission organisée

Bégaudeau, Richard, Barré, Bayard : violence sociale et soumission Foto: Rédaction

(MC) – Cet après-midi, les Bibliothèques idéales nous ont permis d’entendre quatre écrivains, dont deux jeunes femmes auteures chacune d’un premier roman saisissant, voire obsédant… A première vue, peu de rapports entre ces quatre ouvrages. Et pourtant… Les livres de Jean-Luc Barré, Inès Bayard, François Bégaudeau et Emmanuelle Richard présentent en profondeur un trait commun, qu’on peut résumer en empruntant une phrase à Bégaudeau : « Nous pâtissons d’une incapacité à la violence ». Et cette rencontre aux Biblios a consisté surtout en l’esquisse d’un tableau de l’humeur sociale et de la soumission actuelle dernier cri.

Mais pourquoi, au juste ? C’est que comme l’a bien dit Emmanuelle Richard lors du débat, pour se révolter, on a besoin d’estime de soi ; et cette estime de soi est quasiment détruite lorsqu’on trime et qu’on est humilié par ses supérieurs, par sa condition, la nature même du job qu’on exerce, aussi, et le temps dévoré dans ces travaux méprisés… La jeune femme qualifie ce malheur de la conscience d ‘ « ego trip de l’échec » . Une belle formule ! Cette extinction de la lumière du soi et la révolte velléitaire qui en découle fait la matière de son premier roman, Désintégration (L’Olivier). François Bégaudeau aussi relate une histoire d’amour dure et cahotique sur fond de malheur social (En guerre, Verticales) : celui d’une jeune femme qui travaille pour amazon. Louisa a pour compagnon un « bobo culturel » qui ressemble beaucoup à une grande partie du public des Bibliothèques idéales.  L’ancien ami de Louisa l’ouvrière , lui, se fait licencier…

Peut-être n’y a-t-il jamais eu autant de souffrance sociale, fait remarquer Bégaudeau lors du débat. Et pourtant, la violence sociale ne se déchaîne que de manière très ponctuelle, quasi inexistante. Pourquoi cette émollience ? La Boétie nous a expliqué une part du mécanisme psychologique de la soumission, de la servitude volontaire ; mais il ignorait les perfectionnements vertigineux que les techniques de domination ont connu depuis le 20eme siècle.

Il y a là un pesant déterminisme social qui empêche que puisse être vrai l’adage libéral : « Quand on veut, on peut ». Non, pour la grande majorité, on ne peut pas, même quand on veut. On ne peut d’ailleurs pas non plus être autre chose que le bourreau de son épouse et de ses enfants, comme le vieux barbon écrivain que Jean-Luc Barré décrit dans son Pervers (Grasset) : portrait puissant d’un homme retors et manipulateur pour lequel Simenon, Nourissier et d’autres, dans une certaine mesure Mauriac, ont servi de modèles. Mauriac qui a dit un jour à l’un de ses fils : « Quand je te vois, je me souviens que je t’ai fait sans plaisir »… Pervers, oui, assurément.

Ce n’est un secret pour personne : l’une des formes les plus brutales de la violence sociale, c’est le viol. Il fait l’objet du roman terrible, obsédant, d’Inès Bayard. L’auteure, âgée de 27 ans, est originaire de Toulouse et vit à Berlin. Venue d’un milieu plutôt modeste, elle a travaillé durant 2 ans dans les milieux bancaires. Son roman (Malheur du bas, Albin Michel) commence par un infanticide, un meurtre et un suicide dans un milieu de bourgeois catholiques parisiens du 11eme arrondissement : à l’origine de ces crimes, le viol de Marie par son supérieur hiérarchique. Avec une précision glaçante, Inès Bayard décrit les effets de cette violence sur le corps – de l’acte jusqu’à la naissance de l’enfant dont elle ne sait s’il est de son mari ou bien de son violeur – puis sur l’esprit de cette femme. Jusqu’à la réclusion totale en soi, à la folie et au crime.

L’auteure égrène ses influences, plutôt du côté des écrivains allemands et autrichiens pour ce qui est de la prise en compte radicale et exhaustive du corps féminin, effective dès après 1945 : Ingeborg Bachmann, Elfriede Jelinek, Heinrich Böll (son Honneur perdu de Katharina Blum, bien sûr) ; Günter Grass, aussi…

Comme dans les trois romans évoqués plus haut, il y a violence, mais pas révolte. Celle-ci eût consisté en la dénonciation du fauteur, en sa désignation publique. Il y a destruction au menu, aujourd’hui, oui ; mais une destruction forclose, muette. Notre violence est incapable d’exposer et de nommer. Encore moins d’avancer vers la résolution, même modeste, du problème.

Quatre romans de l’immobilité et de la résignation, donc. C’est ainsi qu’aujourd’hui les hommes vivent. Et depuis cet après midi, une question tournoie dans nos esprits : pourquoi, selon l’expression de François Bégaudeau, pâtissons-nous d’une incapacité à la violence ? Il faut que nous continuions à nous poser cette question, jusqu’à trouver les bonnes réponses. La littérature peutnous y aider grandement.

 

 

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