Bibliothèques idéales : Jean-Pierre Dupuy et Christian Nardin
La bombinette : c’est la faute à la science, à la technique et au hasard
(Marc Chaudeur) – Après-midi exceptionnelle (encore une !) aux Biblios idéales de Strasbourg. Jean-Pierre Dupuy et Christian Nardin y ont réfléchi sur la bombe atomique et sa prise en compte par les physiciens et les techniciens. Comment seulement penser une telle monstruosité ? Qui en est capable, et au fond, qui en est responsable ?
Réflexion croisée et partiellement complémentaire. Christian Nardin, avec ses compères comédiens, a investi la farce apocalyptique de Friedrich Dürrenmatt, Les Physiciens, qui date de 1961. Sombre histoire, tragique et dérisoire, tragi-grotesques. Trois hommes sont internés près de Zürich. Ils se prennent, l’un pour Einstein, l’autre pour Newton, le troisième pour ce qu’il est, à savoir un certain Möbius.
Hélas, ils estourbissent tous trois leur infirmière préférée respective, ce qui est fâcheux. Mais finalement, après bien des péripéties… délirantes, il s’avère que les pensionnaires Einstein et Newton sont des agents secrets : l’un américain, l’autre soviétique. Ils sont là pour arracher un secret à Möbius, qui n’est en réalité nullement zinzin. Pas davantage que les deux autres. Son secret ? « Le système de toutes les découvertes possibles ». Bizarre, dirait-on : le contenu et l’objet des découvertes seraient-ils donc prédéterminés ? Epilogue : Monsieur Möbius parvient à persuader les deux autres, physiciens nucléaires et espions, que le seul endroit où ils ne nuiront pas à l’humanité, c’est ici, dans cet asile. Ils y restent donc, pour le restant de leur existence. Le seul endroit où l’on n’est pas fou, donc, c’est l’hôpital psychiatrique. Constatation déjà faite magistralement, d ‘ailleurs, par René Schickele dans son Flaschenpost (La Bouteille à la mer), un roman déjanté de cet auteur alsacien dans les années 1930.
Mais interpréter la bombe A et ses conséquences sur le plan de la responsabilité morale, cela suffit-il ? Albert Schweitzer par exemple l’a fait dans quelques textes magnifiques et mémorables, dès 1945. Mais hélas, non, cela ne suffit pas ; une telle réflexion atteint à peine son objet. Non. C’est l’objet de l’ouvrage impressionnant de Jean-Pierre Dupuy, La Guerre qui ne peut avoir lieu (DDB, 2018). L’armement nucléaire est un défi à la raison morale – mais aussi à la raison instrumentale : les trois possibilités qui s’offrent aux stratèges, à savoir la défense, la dissuasion ou l’attaque, ne présentent pas en soi d’efficacité satisfaisante. Et, peut-être pour cette raison, le nucléaire militaire est un angle mort de la réflexion et de l’appréhension des hommes post-modernes.
Il y a là, au fond, dans la croyance qu’un tel problème peut se régler stratégiquement, une croyance naïve en la rationalité, qui est le produit obstiné de la conjonction entre science et technique opérée au 17e siècle ; et l’efficience technique est surtout devenue la matrice d’un écheveau inextricable de problèmes tragiques… et même apocalyptiques. Et nous sommes passés à de nombreuses reprises à un cheveu d’ange de la catastrophe : Dupuy évoque quelques-unes de ces near miss catastrophes, comme disent les stratèges.
Avec, tout de même, quelques (modestes) raisons de s’inquiéter un peu moins qu’on ne l’a fait depuis 2011. Les aboiements infantiles qu’ont échangé Kim et Trump en 2017 indiquaient que la guerre se situait au niveau des mots, et non à celui des armes. Trump est d‘ailleurs parfaitement conscient du problème principal, celui de l’indétermination du problème lui-même… Nous ne sommes plus, comme le croient stupidement la plupart des stratèges et des techniciens, dans l’ordre d’une causalité simple ; et Trump le dit dans son langage : «… rien de plus stupide que de croire que cela n’arrivera jamais juste parce que tout le monde sait que les armes nucléaires ont un immense pouvoir de destruction, et qu’on va donc se garder de les utiliser. Quel bullshit ! » (Trump, 1er mars 1990, cité par Dupuy en exergue).
Il faut que les citoyens se préoccupent bien davantage à nouveau des dangers liés à l’armement nucléaire et sa prolifération.Nous sommes au même niveau de dangerosité qu’aux pires moments de la Guerre Froide. L’Horloge de l’Apocalypse, Doomsday Clock, en Californie, marque… minuit moins deux. En 1990, nous étions à minuit moins dix-sept . Aujourd’hui, il est minuit moins deux, Docteur Schweitzer.
La pièce de Friedrich Dürrenmatt, Les Physiciens, sera interprétée dans la mise en scène de Christian Nardin les 4 et 5 novembre au Point d’Eau, les 7 et 8 novembre au PréO.
(pointdeau@ostwald.fr) (infos@le-preo.fr)
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