Bibliothèques idéales : Le bonheur, ça rend sourd

Syrie, Libye, poésie, malédiction du bonheur et vertu du faire-ensemble

Aux Bibliothèques idéales, samedi dernier : Samlar Yazbek et Alpha Kaba foto: marcchaudeur/eurojournalist

(Marc Chaudeur) – Samedi et dimanche matins nous ont confrontés à ce que nous sommes, en Occident : des êtres condamnés au « bonheur » – c’est-à-dire à l’aveuglement et à l’enfermement. Cinq interventions radicalement différentes, mais qui en même temps, posent en clair-obscur de quoi seront faits les lendemains de l’humanité.

Dans la belle salle de l’Opéra de Strasbourg, Samar Yazbek, Alpha Kaba. L’une, Syrienne, a participé à la Révolution de 2011 dans son pays – et, comme ses jeunes camarades, a pris de plein front la répression d’el-Assad. Son livre, Dix-neuf Femmes, Les Syriennes racontent (Stock, 2018) est une véritable somme sur le mille-feuille sédimenté des violences que subissent ces femmes qui ont décidé de transformer leur pas : celles du patriarcat, des traditions, celle du confinement dans certains rôles, jusqu’au sein même du mouvement de cette Révolution tragiquement échouée… Samar Yazbek a composé ce livre après une amnésie brutale et follement angoissante.

L’autre est Guinéen, et journaliste. En butte à la répression et à la censure, Alpha Kaba a traversé l’Afrique pour se retrouver, mal conseillé, dans un camp libyen. L’un de ceux où des dizaines de milliers de personnes, hommes et femmes, sont réduits à l’esclavage et vendus. Et meurent d’épuisement et sous les coups. Alpha, lui, a été vendu pour… 220 euros. Et enfermé,torturé, battu, enchaîné durant 2 années. Son témoignage est insoutenable et vrai. (Esclave des milices, Fayard, 2019)

L’ouvrage d’Alpha a paru en février. Quelques semaines plus tard, les Occidentaux, et surtout l’UE, ont offert des beaux zodiacs tout neufs aux « gardes-côtes libyens », une expression élégante pour désigner les esclavagistes et tortionnaires de l’ancienne Jamahiriya de Kadhafi. l’Occident soutient à bout de bras ces bandes qui récupèrent des êtres humains dans la mer pour les exploiter à leur guise. . Le témoignage d’Alpha Kaba est motivé par le besoin absolu que ces milliers d’êtres perdent leur âme et leur vie. L’UE se tait, détourne le regard, et elle finance les « garde-côtes ».

Pourquoi ces tragédies ? L’exposé de la sociologue israélienne Eva Illouz apporte des éléments indirects de réponse. Capitalisme et néolibéralisme se sont emparés de nos émotions, les manipulent et les marchandisent de plus en plus fondamentalement. Nous vivons dans une Happycratie, dit et écrit-elle : dans un monde de « marchandises émotionnelles » qui entretient la mythe aberrant du bonheur à tout prix. Un mythe stupide d’ado délavé qui sévit depuis les années 1960, ajouterons nous. – Il faut lire l’excellent Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.

Mais la croyance marchandisée au bonheur rend sourd. Elle rend aveugle. Et comme l’a dit le généreux poète Christian Bobin samedi, le bonheur endort ; au contraire de la joie qui aiguise notre perception du monde et des hommes. Bobin nous en donne un bel exemple : un jour, cet homme qui a la réputation d’être pourvu d’une sensibilité médiumnique se trouve à Łódz, dans un état de bonheur parfait ; et il n’y perçoit nullement le pesanteur des massacres de naguère, ni le poids écrasant du grand cimetière juif de cette ville d’ombre et de spectres…

Le bonheur émousse les sens des surnourris ; la croyance occidentale quasi-religieuse au bonheur, depuis les années 1960, nous rend stupides et auto-centrés ; qui plus est, confits dans une monstrueuse hypocrisie qui confine au génie. Et ce mythe n’est évidemment pas sans rapport avec le type de compassion que… nous ne mettons pas en œuvre, et avec certains happenings compassionnels inutiles.

Mais dimanche matin est arrivé Abd Al Malik. Lui n’est pas issue de certaine bourgeoisie égocentrée, faisandée au cœur de ses richesses dormantes et crevée comme une roue de camion. Des propos justes de bout en bout. Pour l’essentiel, le jeune rappeur/écrivain insiste sur le faire- ensemble, contre cette insupportable formule tant rebattue, molle et passive du « vivre ensemble » ! Faire, oui ! Et se transformer soi-même, après lecture d’Epictète et de Maître Eckhart ! Mais pourquoi diable avons-nous les mêmes lectures ?   (A lire : Abd Al Malik, Méchantes blessures, roman, Plon, 2019).

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