Cette nuit là

Nuée noire et profanation, le 11 décembre

L'Orphelinat de Neudorf Foto: Valentin R/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/ 1.0PD

(Marc Chaudeur) – Les événements du 11 décembre restent gravés, d’une étrange manière, dans nos esprits. Non pas que nous ayons tous été présents sur les lieux, qu nous ayons subi la malfaisance immédiate de l’assassin dans nos chairs et dans nos esprits. La réalité est parfois beaucoup plus subtile…

Notre ami Bartek a quitté ce monde quelques jours plus tard, le 16 décembre. Un être non pas angélique, mais christique – ce qui n’est pas la même chose. D’une ouverture absolue, d’une générosité sans reste, à peu près sans quant-à-soi autre que sa substance spirituelle : celle-ci se traduisait notamment par sa non-violence effective et proclamée. Nous le connaissions depuis le début 2015.

Pour ce qui est des victimes et de leur souffrance, le bilan a été fait de façon précise et concrète lundi, il me semble, par les juristes, les enquêteurs et les magistrats. Nous en retenons deux choses, déjà exprimées hier dans notre article. Que toute violence a des effets incalculables, incommensurables, d’une profondeur insondable. Et qu’en l’occurrence, la violence se heurte elle-même à un combat : celui pour la liberté ; contre les fanatismes, contre la haine, mais aussi contre la menace de rabotage insidieux de nos libertés démocratiques. Car la lutte contre ledit fanatisme pourrait servir de justificatif aux puissances politiques qui, intéressées, risquent de préférer la défense de la « sécurité » à celle de la liberté et donc, des libertés civiques. Et cependant, comme l’ont dit de très nombreuses victimes rescapées et leurs proches : « Ils ne nous auront pas ! »

Le soir de l’attentat, en ce qui me concerne, je me trouvais à l’Orangerie pour une conférence de l’APE sur les institutions européennes. On nous a interdit de sortir ; je suis donc sorti. Sur mon puissant vélocipède, de la Robertsau à l’extrémité Sud de mon Royaume, c’est-à-dire Neudorf, un hélicoptère m’a survolé, entêté comme un grosse mouche, sans jamais dévier de cette quasi ligne droite Nord-Sud. Mon Royaume avait donc à voir avec cette agression, et les poursuivants du meurtrier le savaient.

Il se trouve que l’agresseur C. et moi avons accompli à très peu de choses près le même parcours, à peu près exactement à la même heure. Lui, il s’est ensuite réfugié dans un entrepôt, à quelque 200 mètres de mon Omphalos neudorfois  encastré entre carillons catholique et protestant et Pré-aux-Orphelins. Je ne le savais pas ; mais je sentais, là, tout près, comme un malaise, comme une menace. Comme une profanation.

Une profanation ? Jamais je n’avais éprouvé avec autant d’intensité un tel sentiment d’effraction : un fric frac du Royaume de mon enfance, de mes rêveries et de mes rêves ; plus encore, une désacralisation par le crime. De ce Neudorf dont j’ai fait l’objet de tant de nouvelles et de textes où je le réenchantais, lui qui en avait à peine besoin. Jusqu’ à ce 11 décembre.

Durant plusieurs jours et plusieurs soirs, les hélicoptères passaient, assez souvent. Quelque chose d’épais et de sombre pesait sur mon Royaume. De silencieux aussi : il me semblait que ma portion de Neudorf se taisait, davantage encore que d’habitude.

Jusqu’à ce jeudi soir où une information… pertinente m’a propulsé à quelques mètres de mon Ecrin. Un jeune homme gisait à terre, une arme posée devant lui, la face tournée vers la porte d’un immeuble. Très vite, les policiers ont commencé à former une haie impénétrable. Puis les curieux se sont attroupés là. Un peu plus tard, ils ont applaudi ceux qui avaient arrêté C. dans son impossible fuite.

Mais cette foule se montrait digne, très digne. On ne sentait aucune joie obscène. Au contraire, on sentait que chacun était conscient qu’ici, un être humain venait de mourir. Meurtrier cinq fois et plus ou moins destructeur de plusieurs centaines d’existences, certes, mais victime aussi de lui-même.

Et malgré le sang versé, mon Royaume a retrouvé la profondeur de ses vieux rêves et son ancien mystère. Reste par ailleurs, aux quelque 320 victimes, la rémission de leurs blessures morales et physiques. Cela mettra encore du temps, beaucoup de temps.

 

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