Cinéma : «Ni le ciel, ni la terre»
Avec ce premier film, troublant et complexe, Clément Cogitore, originaire de Colmar et artiste plasticien de formation, parvient à remettre en cause toute la question du classement en genre cinématographique.
(Par Nicolas Colle) – Cette histoire nous amène à suivre un groupe de soldats français, chargé de maintenir la paix dans une région de l’Afghanistan. On reconnaît alors les codes du film de guerre contemporain, où des militaires contrôlent les alentours d’un village afin de protéger les autochtones de la menace des talibans. Le réalisateur se livre à quelques confidences :
«J’ai pris quelques libertés par rapport au protocole militaire. Donc tout n’est pas toujours extrêmement réaliste de ce point de vue là. En revanche, pour ce qui est du rapport entre l’armée française et les habitants du village qu’elle protège, je voulais être précis dans ce que l’on appelle, l’art occidental de la guerre. C’est à dire, ce mélange de condescendance post-colonialiste et de bienveillance, qui fait de ces soldats des «oppresseurs humanitaires». Ils protègent les Afghans mais se moquent complètement de comprendre comment ils fonctionnent. Même s’il faut reconnaître que ce n’est pas le rôle de l’armée.»
Et peu à peu, alors que l’on se croyait dans un récit fait d’attente et d’observation, ce sont des événements inattendus et inexpliqués qui se mettent en place lorsque plusieurs militaires disparaissent mystérieusement. Le film prend alors des allures de récit policier où l’on commence à enquêter, à faire des recherches et à négocier avec l’ennemi que l’on est venu combattre.
Mais ces hommes vont bientôt comprendre que ces disparitions relèvent de quelque chose qui leur échappe complètement, un mystère certes mais qui se rapproche davantage d’un certain mysticisme. Le récit prend alors une tournure plus fantastique tout en s’approchant d’une dimension quasi métaphysique. Chaque soldat étant amené à reconsidérer sa vision du monde et son mode de croyance. Écoutons ce jeune cinéaste nous parler des nombreux thèmes qu’il a cherché à traiter par le biais de cette première œuvre :
«L’idée était de parler de la croyance d’un degré zéro à ce qu’elle peut avoir de plus spirituel et métaphysique. Au début du film, les soldats croient surtout en leur technologie et en leur armement. Puis ils passent de cette croyance purement factuelle à un autre type de croyance, puisqu’ils comprennent que leur ennemi n’est pas celui qu’ils pensaient. Cela permet de glisser du domaine du protocole à celui de la foi. Et la croyance prend alors un sens plus large. On commence à se questionner sur Dieu, sur l’invisible, où chacun d’entre eux va développer sa propre croyance.
Je tenais à ce que ces disparitions relèvent du mystique. D’un point de vue moral, je ne voulais pas que l’on puisse dire que ces soldats se trouvaient sur une terre maudite au moment de leur disparition. Je tenais à éviter de tomber dans une idée qui se rapproche du châtiment, qui a déjà été traitée de nombreuses fois. Mais, d’un autre côté, il était bien évidemment question de religion, or il y parfois cette idée, dans la Bible ou le Coran, que Dieu peut frapper sans que l’on comprenne pourquoi.
Il frappe Job qui est pourtant le meilleur d’entre tous. On se demande donc, pourquoi il commet cet acte, mais on ne le sait jamais. Le Dieu d’Abraham, qui est celui du Coran, des Juifs et des Chrétiens, prend parfois des décisions qui ne sont pas de l’ordre de la récompense ou du châtiment. Une autre notion était très importante pour moi, à savoir que ce qui a trait au sacré, peut être à la fois beau et terrifiant. Dieu peut faire des miracles ou des malédictions, mais parfois il peut s’agir de la même chose. Ici, on ignore si ces hommes disparus ont été touchés par la grâce ou frappés par une malédiction.»
Des disparitions d’autant plus effrayantes quand on sait qu’elles peuvent faire écho à des événements tragiques survenus dans notre propre monde, où nombre de familles ont été frappées par des enlèvements d’enfants sans que l’on sache ce qui a pu advenir d’eux. Des événements qui ont d’ailleurs fortement nourri le réalisateur pour élaborer cette histoire :
«Quand je réalise un film, j’éprouve toujours le désir qu’il soit à l’image de notre monde. Or, je pense qu’il y a des choses dans le monde réel qui sont parfois inexpliquées sans être inexplicables, et qui résistent à la grille rationaliste avec laquelle on regarde les choses qui nous entourent. Par exemple, le sens des rêves que l’on fait, ou l’énigme amoureuse, ou encore la question du corps et de l’esprit.
Par ailleurs, je voulais comprendre comment un être humain peut faire son deuil dans le cas où d’autres êtres humains disparaissent sans que l’on sache ce qui leur est arrivé. Dans le cas d’une disparition, il y a une réponse physique mais qui ne nous ait pas toujours donnée. C’est là que l’esprit humain et l’affect doivent se construire un récit pour pouvoir avancer et accepter…».
Ce premier long métrage nous révèle clairement un artiste élégant et précis, qui fait montre de tout son savoir-faire en matière de composition picturale à travers des images sobres mais incroyablement stylisées (magnifiques effets de lumière avec l’utilisation des caméras infra-rouge) et qui n’hésite pas à aborder des thèmes riches et complexes, sans oublier de fusionner habilement plusieurs genres cinématographiques et de remettre en cause les différents modes de croyance des Occidentaux comme il nous l’a rappelé lui-même au moment de conclure notre entretien :
«J’essaye de me battre contre l’ethnocentrisme occidental, qui veut que le croyant c’est toujours l’autre, et que nous, nous vivons pleinement dans la réalité et la vérité. Tous les peuples vivent dans un mélange de réalité et de croyance. Notre monde occidental aussi. La République, les droits de l’homme, le capitalisme, le consumérisme et la démocratie sont des croyances. La question est de savoir si ces croyances font de notre monde, un endroit habitable. Si on pense le monde comme une machine, 80 % de ce qui le constitue relève du fonctionnel, ce qui laisse 20% à une part qui nous échappe, et c’est à ce moment que la croyance entre en jeu. En définitive, notre rationalisme est toujours teinté de croyance.»
Si vous le dites avec autant de foi !
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