Complotisme et droite à Berlin

« L’oeil gauche de la police voit tout, l’oeil droit est aveugle »

L'école Eduard Mörike à Neukölln (Berlin) Foto:Frankschubert/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/4.0Int

(Marc Chaudeur) – Deux manifestations samedi dernier à Berlin : deux poids, deux mesures.L’une contre la fermeture d’un bistrot alternatif (eine Kiezkneipe), lieu important de socialisation dans un quartier qui en a bien besoin, au nom du profit immobilier. L’autre, s’inspirant de toutes sortes de délires irrationnels et charriant divers agglutinats d’extrême-droite. contre le port du masque anti COVID. Mais le comportement de la police a été très… différent durant ces deux manifs.

La Kiezkneipe « Syndikat » existe depuis presque 35 ans, dans le quartier très sensible et remuant de Neukölln, où la population d’origine turque est importante et où la société berlinoise est en pleine fermentation depuis des dizaines d’années, essayant de trouver des formes d’existence vivables et une harmonisation de manières de vivres diverses, parfois opposées. Et peut-être surtout, d’établir une réelle entraide entre les personnes et les groupes.

Mais voilà, la rentabilité appelle la spéculation, en l’occurrence immobilière, et la Kneipe, lieu de dialogue et d’entraide, doit fermer ses portes le 7 août 2020, c’est-à-dire vendredi prochain. Pour protester contre cette fermeture injuste et vénale, l’équipe gérante a donc appelé à une manifestation samedi dernier. L’affluence a été importante : entre 2000 et 3000 personnes d’âges et de condition diverses. Hélas, la police n’a pas tardé à accourir après quelques mètres de leur parcours dans Neukölln, cuirassée, casquée et armée de matraques. Et de sprays au poivre, que les fonctionnaires chargés du bon ordre financier de la bonne ville de Berlin n’ont pas tardé à projeter sur les manifestants. Manif rapidement dissipée donc. Rendez-vous jeudi soir à 20 heures dans la Weisestraße, pour poursuivre le mouvement de protestation.

Mais le week end a été la scène de trois manifestations numériquement beaucoup plus importantes. A l’étranger : dans Minsk, capitale du Belarus, plusieurs dizaines de milliers de personnes sont descendues pour soutenir la candidate de l’opposition contre Lukachenko, le dictateur au pouvoir. Extraordinaire ! Du jamais vu depuis les années 1990. A Varsovie, on commémorait le 1er août 1944, jour des débuts de l’Insurrection héroïque de Varsovie – prise en sandwich entre les occupants nazis et l’Armée rouge qui a observé et laissé faire, de l’autre côté de la Vistule. Et une très importante manif à Berlin, hélas : celle de 20 000 complotistes qui avaient décidé que la COVID-19 n’existait pas et avait été inventée par François Fillon, Karl Marx, Georges Soros, Bill Gates et la mère Denis.

Certes, l’ extrême-droite ne représentait qu’une partie des manifestants.Mais toutes les nuances du brun y étaient visibles : des membres du vieux NPD, du groupuscule Der IIIe Weg, des néonazis d’autres microgroupes avec drapeaux du vieux Reich, des « Reichsbürger » (quelque part entre Garde civile ventripotente et associations d’étudiants), des quidams proches du Pegida (l’organisation Patriotic Opposition Europe, notamment), des nationalistes porteurs de l’aigle prussien, et bien sûr, spécialité où l’Allemagne frise l’excellence depuis des décennies, des cerveaux lavés ; lavés par le très américain mouvement complotiste Qanon. Un partie importante de la manif, donc ; mais l’essentiel était sans doute ailleurs.

L’essentiel, c’est ce qui relie dans les origines et dans l’esprit un tel mouvement délirant avec nos chers Gilets Jaunes. A savoir les constructions de délires à plusieurs sur les réseaux sociaux. Je vous affirme qu’Emmanuel Macron a disparu depuis longtemps de sa céleste Elysée, qu’il se prélasse actuellement aux Bahamas et qu’il a installé un sosie à sa place. Je poste ceci sur l’un des nos chers réseaux sociaux. Ce que j’avance est vrai, je peux le prouver. J’ai fait mes recherches. Et voilà : quelques centaines de personnes appuieront mes dires. Sur les réseaux, il suffit d’affirmer. Le reste vient tout seul.

Ce qui implique qu’il existe actuellement un grave déficit culturel : on n’apprend plus l’examen critique, la distanciation, l’examen des faits et le tri. Ni la mesure et la modération, qui reposent, elles, simplement sur le bon sens : pourquoi, parmi ces 20 000 manifestants (1 million 300 000 selon les organisateurs, ce qui est très significatif aussi !), personne ne s’avise-t-il qu’il vaut sans aucun doute mieux porter un petit chiffon d’étoffe devant la bouche et le nez plutôt que de ne pas le porter ? Et plutôt que de se masser dans des rues étouffantes ? Mais justement non : on aime bien se masser. On est là pour cela.

Enfonçons le clou : les différences entre la manifestation de Neukölln et celle qui a commencé un peu plus loin est saisissante. D’une part, la masse, au sens le plus péjoratif de ce mot qui était jadis cher à certains marxistes, et qui hélas, signifie toujours mieux, au fil des décennies, ce qu’il est chargé de signifier. D’autre part, le souci admirable et d’une modeste, mais immense utilité de préserver ce qui peut l’être dans le tissu social d’un quartier berlinois, un quartier qui connaît depuis longtemps de sérieuses et nombreuses difficultés. Qu’on ne résoudra pas en faisant régner la rente foncière et le fric roi. Ni le knout et les sprays au poivre.

Bref, il faut raison garder et construire plutôt que de vivre – ou de mourir tuyau en bouche – suivant un wishfull thinking qui prétend plier la réalité à ses desiderata d’occidental surnourri et trop gâté.

 

 

 

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