Contre l’Architecture du mépris

Reprendre place : Une proposition du philosophe Mickaël Labbé

POMPEIA, à Sao Paulo, de Lina Bo Bardi : une belle concrétisation sociale de l'architecture Foto; JanManu/Wikimédia Commons/ CC-BY-SA/3.0Unp

(Marc Chaudeur) – Nos villes agressent toujours plus durement leurs habitants. Elles sont devenues le symptôme des graves pathologies sociales qui rongent nos sociétés. Villes de la privatisation affairiste et mercantile (donc nécessairement sécuritaire), de la dépossession des habitants qui finissent par vivre dans des non-lieux, et de l’exclusion (de tout ce qui déborde les normes sociales, mais par son fait, elle exclut le citoyen « moyen » lui-même). Mickaël Labbé, un philosophe strasbourgeois, fait le point et circonscrit le champ de l’habitable dans un ouvrage tout récent.

Aujourd’hui se répand une « architecture du mépris », en somme, selon l’expression qu’utilisait Georges Perec. Face à ce mépris et à cette non-reconnaissance, on assiste à bien des tentatives : les ZAD, les occupations de places,… Mais aucune de ces tentatives n’est satisfaisante : car s’il s’agit bien de reprendre place, il ne s’agit pas de prendre ou de reprendre une place, (celle de la République à Paris, par exemple), mais bien de reprendre sa place d’habitant, de citoyen, bref, de participant d’une complexité organisée ; sa place au sein d’un tout social différencié et intégré. Et vivant !

« Architecture hostile » et mobilier urbain hostile (les bancs striés et dérapants, les piques anti-SDF, les portiques, les plots, les douches froides pour les intrus sur les parkings, la surveillance tous azimuths… Nous connaissons cette architecture de chiens de garde. Et en réalité, tous les citoyens en dernier lieu en sont affectés – employés fatigués, personnes âgées, femmes enceintes… Tourisme massif et industriel aussi, et privatisation des centres urbains par des organismes aussi patibulaires que ces Business Improvement Districts en vogue dont le nom parle par lui-même. Voilà des manifestations de cette dépossession violente de villes vidées de leur substance sociale. Mickaël Labbé donne des exemples saisissants de ces maladies sociales que nous infligent, certes pas seulement des architectes inconscients, mais tout notre background de libéralisme triomphant, avec son mélange hideux d’affairisme et de sécuritarisme. Le banc « hostile » de Camden, Venise, Barcelone, les centres villes de NYC, de Hamburg et autres…

En 1968 déjà, Henri Lefebvre parlait de Droit à la Ville. Il avait raison ; mais l’un des grands mérites de Mickaël Labbé est – considération un peu personnelle – d’aller bien plus loin que ce que l’esprit utopiste de telles conceptions a pu stériliser lors des essais de concrétisation. Que faire alors ? Une constatation élémentaire et essentielle : il n’y a de réalisation sociale et de reconnaissance que dans un espace concret et précis. Pas de société sans reconnaissance : Labbé reprend ici un ouvrage excellent d’Axel Honneth, un philosophe allemand contemporain. Et une architecture qui méprise, ignore et exclut engendre l’un des maux les plus graves qui se puissent concevoir.

« Reprendre place », oui : non pas à l’extérieur, comme dans les ZAD ou sur une place centrale de Paris ou d’ailleurs, mais… chez soi. Reprendre sa place. Comme l’écrit Labbé : “ Occupy your Streets, et non pas : Occupy Wall Street – au sens de : Take care of your streets ! ” D’où l’importance du quartier, comme le montre si bien son exemple de Barcelone occupée par des touristes/consommateurs de masse ivrognes à poil : le quartier est une cellule d’interrelations vivantes qu’on met des décennies ou des siècles à construire, et que quelques libéraux fous détruisent en deux ans.

Les architectes sont-ils responsables ? Assurément non, ou bien peu ; ils traduisent seulement la maladie sociale dont certes, ils sont le vecteur, comme le rat transporte la puce. Mais le problème est fort apparent : d’un côté, un esthétisme élitiste totalement coupé de sa fonction sociale ; de l’autre, une éviction de plus en plus fréquente des architectes dans les opérations de transformation des villes par les puissances économico-politiques. Il est donc impératif que les architectes recouvrent cette conscience sociale qu’ils semblent avoir égarée en chemin, sur ce long chemin de la modernité qu’analyse si bien un Jean-Christophe Bailly, notamment.

Ouais ouais, facile à dire ! Et pourtant, Mickaël Labbé, rompant là avec ce détestable esprit utopiste (produit de la jouissance grand-bourgeoise, c’est l’auteur de cet article qui le dit) mentionné plus haut, analyse très bien deux exemples de réalisations concrètes qui l’enthousiasment : le quartier-coopérative Pompeia par Lina Bo-Bardi, à São Paulo, dans les années 1980 ; et les playgrounds d’Aldo van Eyck, aux Pays-Bas, à partir de 1947. Oui, de telles réalisations, qui reposent sur « la confiance » (Jane Jacobs), l’ « égard » (Jean-Christophe Bailly), le souci de reconnaissance (Axel Honneth) et celui du « public » (John Dewey) sont possibles. Et réelles !

Un ouvrage à lire absolument. Il se trouve dans toutes les librairies dignes de ce nom, et parfois même dans les autres.

 

Mickaël LABBE, Reprendre place, Contre l’architecture du mépris, Payot, 2019.

A lire : John DEWEY, Le Public et ses problèmes, Folio, 2010 ;
Axel HONNETH, Anerkennung, Suhrkamp, 2018 ; La Société du mépris, La Découverte, 2008 ;
Jane JACOBS, Destin et survie des grandes villes américaines, Parenthèses, 2012 (écrit en 1961!)

Etc.

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