Coronavirus – les exploitations agricoles dans la tourmente
Analyse de la situation de l'agriculture par Alain Howiller – un secteur qui est crucial pour l'approvisionnement de la population.
(Alain Howiller) – Qui l’eût cru ? Pendant des mois, voire des années, les agriculteurs ont manifesté devant les préfectures, déversant de la paille et souvent du… purin devant les grilles fermées des sites symbolisant le pouvoir. Et même à Berlin, ils avaient mobilisé, en novembre dernier, 8.600 tracteurs pour bloquer la circulation dans la capitale fédérale. De part et d’autre du Rhin, ils réclamaient des moyens pour vivre – ou plutôt survivre ! – de leur travail. Ils avaient réclamé une réforme plus favorable de la Politique Agricole Commune (PAC) et, enfin, ils avaient souhaité que l’opinion cesse de faire d’eux les… boucs émissaires de la pollution en pratiquant intensément ce qu’ils ont baptisé, d’un pays à l’autre, un « agri-bashing » agressif !
La crise sanitaire vient de leur offrir, en France du moins, une revanche spectaculaire. Non seulement la Commission de Bruxelles, à la demande de la France, va se montrer un peu moins regardante sur les dérives (limitées tout de même) en matière de respect de l’environnement, mais Didier Guillaume, le Ministre de l’Agriculture, vient de lancer ce vibrant appel : « Rejoignez la grande armée de l’agriculture française ! ».
« Des bras pour ton assiette ! » – Ce faisant, il relayait les inquiétudes des deux organisations -rivales – qui fédèrent les exploitants agricoles : le « Syndicat de la Coordination Rurale » et la très majoritaire « Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles – FNSEA ». Christiane Lambert, la Présidente de la FNSEA, précisait : « Au total, nous avons besoin de 45.000 saisonniers en mars, de 80.000 en avril et de 80.000 en mai. » Bref, les exploitants agricoles ont besoin d’un peu plus de 200.000 saisonniers pour leur permettre de faire face aux récoltes de ce printemps (fraises, asperges, tomates, salades…) et de procéder aux semis qui permettront de récolter le moment venu. Pour stimuler les recrutements, le gouvernement a même pris des dispositions qui permettront aux chômeurs à temps partiel, avec l’autorisation de leur entreprise, de cumuler leurs indemnités avec le salaire (un peu plus que le SMIC) qu’ils toucheront en rémunération de leur travail dans les champs ! Les industries agro-alimentaires pourront bénéficier des mêmes dispositions, car « il s’agit de nourrir les Français et de remplir les assiettes ! »
La crise sanitaire – et le confinement -, en fermant les frontières et en limitant les déplacements, a privé les exploitants agricoles de leurs saisonniers agricoles, notamment des Polonais et des Roumains qui, les deux nationalités réunies, représentent 40% des saisonniers, sans compter les Espagnols, les Tunisiens, les Marocains. Alors que du fait des conditions climatiques, les récoltes s’inscrivent en avance, ils doivent trouver des remplaçants dans leur environnement proche (confinement oblige) et dans des conditions de travail respectant les normes établies à cause du risque né du coronavirus (distanciation sociale, accès à l’eau, produits hydroalcooliques). Pas facile à réunir ces conditions lorsqu’il s’agit d’aller aux champs, de conduire un engin, de prendre le siège des moyens de transport, de tailler les arbres fruitiers, d’installer les perches et les fils qui permettront la « cueillette » du houblon (en Alsace, par exemple, cette activité nécessite des dizaines de saisonniers et la seule récolte des asperges a besoin de 700 saisonniers). Contrairement aux craintes la demande de saisonniers, activée par un site baptisé « Des bras pour ton assiette »(!), a dépassé les espoirs : 40.000 candidats s’étaient manifestés en 24 heures et, à l’heure actuelle, 140.000 saisonniers ont déjà été recensés !
Faut-il ré-ouvrir les marchés ? – Toutefois, il ne suffit pas de récolter ou de semer, il faut aussi vendre. Et pour vendre, au-delà de la vente directe au « pied » des fermes, il faut d’abord pouvoir transporter, alors que menace une grève des chauffeurs routiers qui, mécontents des mesures de protection dont ils bénéficient (ou pas !), risquent de faire jouer leur droit de retrait. De plus, les trains roulent moins et le trafic fluvial (hormis bien entendu le Rhin « ouvert ») est perturbé par les mesures de protection (notamment horaires de fonctionnement), prises en faveur des salariés actionnant les écluses. Il faut ensuite vendre en étant conscient que, même si elles représentent déjà des volumes importants surtout pour les petits producteurs, les ventes à la ferme ne compenseront pas les effets des fermetures de restaurants, des points de restauration collective, des activités de traiteurs, la baisse des ventes de produits frais dans les grandes surfaces au profit des produits qu’on peut stocker.
La fermeture des marchés de producteurs n’a évidemment rien arrangé, même si depuis la décision de fermeture, 25% d’entre eux ont pu bénéficier de dérogations et ont pu retrouver leurs étals grâce à ces dérogations. « On nous demande de continuer de produire pour nourrir les gens et ensuite on nous interdit de vendre », a commenté, désabusée, la porte-parole du « Syndicat de la Coordination Rurale ». Pour essayer d’aider les exploitants agricoles à traverser la crise au mieux de leurs possibilités, de nombreuses chaînes de distribution ont répondu à l’appel et ont réorienté leurs achats vers les producteurs locaux. Cela aide, mais combien y aura-t-il de disparitions d’exploitations au sortir de la crise dans un secteur d’activité qui ne cesse de se contracter ? On comptait 514.000 agriculteurs en France, il y a dix ans : ils sont 440.000 aujourd’hui et le nombre des chefs d’exploitation diminue régulièrement (entre -1,5 et 2%). En Alsace, par exemple, la saignée a été cruelle : aux 35.000 exploitations recensées en 1970 correspondent un peu plus de… 8.000 aujourd’hui !
Crise sanitaire et « agro-écologie ». – A la diminution des revenus, qui décourage, est venue s’ajouter la contraction des marchés (mondialisation oblige), mais aussi l’augmentation des prix de la terre due à la spéculation immobilière, aux besoins en infrastructures (routes, autoroutes), à l’aménagement de zones industrielles ou…. commerciales (dont les hypermarchés). A cela s’ajoute l’évolution du goût des consommateurs qui pousse à s’orienter de plus en plus vers les « produits bios » et la prise en compte de nouvelles productions. Dans les statistiques détaillant les producteurs agricoles, on compte désormais des… « élevages » de lombrics et d’insectes pour l’industrie pharmaceutique ou des fermes produisant des algues ou herbes aromatiques. Alors que 9,5% des agriculteurs français étaient devenus acteurs de ce qu’on appelle « l’agro-écologie » en produisant « bio », ils sont plus de 10%, la progression étant nette dans le Grand Est et particulièrement en Alsace où on compte atteindre les 15% en 2022. La reconversion, sans être spectaculaire, est néanmoins régulière.
La crise sanitaire qui, selon les experts, déboucherait sur une récession mondiale, ne secouera pas seulement les structures de nos sociétés jusqu’à les menacer ; elle éprouvera durement nos économies, y compris dans les choix qui jusqu’ici avaient présidé à leurs orientations. Peut-être assisterons-nous à la redéfinition de nos choix de société. L’Histoire nous apprend que les humains oublient vite et qu’un renouveau naît des crises. Qu’en sera-t-il cette fois ? Dans ce monde rural où plongent nos racines, des choix s’imposeront et les évolutions engagées tracent quelques… sillons porteurs d’avenir, mais non exempts d’interrogations : comme on l’a vu, l’agriculture – comme l’ensemble des secteurs de l’économie – n’y échappera pas. Si, comme il m’arrive de le rappeler, « le pire n’est jamais certain », un très controversé philosophe contemporain (Harold Bernat) a complété la phrase par « …c’est pour cette raison qu’il faut faire bouger les choses, s’adapter, ne pas se résigner… »
(1) eurojournalist.eu du 28.11.2019.
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