Croatie : mémoire contre mémoire

Réconciliation historique et post-modernité, un jour ?

A Jasenovac, tout près du camp : une maison serbe abandonnée... Foto: Petar Milosevic / Wikimédia Commons / CC-BY-SA 4.0Int

(Marc Chaudeur) – Le 22 avril en Croatie, Etat membre de l’UE depuis 2013, on commémore la fin de Jasenovac, camp d’extermination. Et le 14 mai, on commémore le massacre des Oustachis et de leurs familles à Bleiburg. Heurt des mémoires ? Mémoires parallèles ?

Jasenovac, c’est le seul camp d’ extermination organisé en dehors de toute direction nazie stricto sensu. C’est le régime oustachi d’Ante Pavelić qui s’en est chargé, entre août 1941 et avril 1945. 80 000 personnes au moins (selon les sources les plus crédibles) y ont péri : des juifs, des Roms, des Croates, et majoritairement, des Serbes (environ 50 000) – on y a inventé le terme Srbosjek, « coupe-Serbe » : un couteau destiné à égorger « du » Serbe. Et une photo devenue célèbre montre des fascistes oustachis en train de scier la tête d’un civil serbe, qui n’en avait pourtant pas très envie. Voilà à quoi s’amusaient les fascistes croates à Jasenovac.

De la fin de la guerre à la partition de la Yougoslavie, ce cauchemar historique a été commémoré officiellement, avec grande pompe et intense solennité ; il s’agissait bien évidemment d’ exposer le plus clairement possible les crimes fascistes et nazis. Une ombre au tableau : en 2016, Serbes et juifs ont refusé, pour la première fois, de se joindre aux cérémonies officielles, pour protester contre l’indifférence du gouvernement à l’égard des conduites agressives et discriminatoires de plus en plus répandues et impunies.

Mais les choses ont beaucoup changé après 1991, quand les Etats fédérés yougoslaves ont établi leur indépendance. Le parti qui exerçait le pouvoir au moment de l’indépendance, et qui l’exerce à nouveau depuis 2016, veut à l’évidence que Jasenovac occupe la plus petite place possible dans les mémoires, dans l’Histoire et dans les célébrations événementielles. Le HDZ, surtout dans sa frange la plus droitière, éprouve de la sympathie pour le régime oustachi. Il y règne, chez certains, une véritable nostalgie. Les membres et les dirigeants du parti reprochent à cette commémoration de mettre une lourde emphase sur les crimes oustachis (qu’il serait très difficile de nier ou même de minimiser !) et en même temps, d’ « oublier » les crimes imputables, directement ou non, au gouvernement socialiste de Tito, de 1945 à 1990. Le ministre HDZ de la Culture jusqu’à 2016, Zlatko Hasanbegović, s’est fait en quelque sorte le champion de cette récrimination. L’homme a fait partie, naguère, d’un groupe nostalgique de Pavelić (mort en 1959 en Espagne franquiste). Il est vrai que le père de Hasanbegović a péri à la fin de la guerre près de Bleiburg, lors des tueries qui serviront sans doute toujours davantage ces prochaines années, de contrepoint tragique à la « fête » sinistre du 22 avril à Jasenovac.

Massacre pour massacre, mémoire pour mémoire : le HDZ et plus largement, les nationalistes et l’extrême-droite ont redonné du poil de la bête à la commémoration des tueries de Bleiburg. Mai 1945 : 100 000 Oustachis environ, avec femmes et enfants (les chiffres varient selon les historiens) fuient la Croatie et l’avancée des communistes de Tito. L’armée britannique les arrête à la frontière austro-slovénienne et les renvoie vers le sud. Près d’un village autrichien nommé Bleiburg (en croate : Pliberk), 50 000 personnes au moins sont exécutées, les femmes violées et souvent lapidées, les enfants massacrés. Acte militaire et vengeance collective à la fois.

De 1952 à 1965, cette histoire n’intéressait que ceux des Croates, liés aux Oustachis, qui s’étaient réfugiés dans les pays occidentaux, notamment en Italie. Mais en 1965, une association de nostalgiques a acheté un terrain à Bleiburg et a fait installer le mémorial grâce aux produits d’une collecte.

A Bleiburg ? En Autriche ?! Mais que dit le gouvernement autrichien ? Eh bien, il semble embarrassé… Chaque année, la commémoration rassemble 10 000 personnes, souvent en uniforme oustachi ! L’Autriche officielle s’en sort en rappelant que si les uniformes nazis sont interdits, il n’en est pas de même des uniformes oustachis. Et la manifestation est présentée officiellement comme un office religieux… Un demi-mensonge seulement, quand on sait la part déterminante qu’a prise l’Eglise catholique (et Monseigneur Stepinać) dans l’organisation du régime de Pavelić, dès 1941.

Le HDZ et ses ministres font financer cette manifestation par le Parlement croate. Seule interruption : celle qu’a occasionné l’accession des sociaux démocrates au pouvoir qu’ils ont exercé de 2012 à 2016. Un financement confortable, donc, avant 2012 et après 2016, qui permet un défilé impressionnant et une diffusion médiatique insistante sur certaines chaînes de TV. Tous les griefs contre la Fédération socialiste yougoslave resurgissent de la fange comme des lombrics blafards : régime policier, tyrannique, assassin, liberticide, et, pire que tout, partageux !

En tout cas, la droite nationaliste ne parvient pas à ranger Jasenovac et Bleiburg dans le même tiroir, malgré l’énormité de ces deux crimes : Jasenovac appartient à cette vaste entreprise qui visait à éradiquer de la planète des peuples tout entiers ; Bleiburg (et avec elle, les fameux Foibe, dont nous avons parlé récemment dans eurojournalist), c’est un meurtre de masse qui s’explique par le besoin de vengeance à l’égard de la version croate du nazisme. De plus, les nationalistes pratiquent un amalgame malhonnête lorsqu’ils parlent, à Bleiburg, de l’ « armée croate » : les combattants croates, fort heureusement, ce n’étaient pas seulement les bourreaux oustachis ; c’étaient aussi les partisans socialistes, au nombre très respectable d’au moins 30 000.

En 2019, Madame Nina Obuljen Koržinek, violoniste de renom, a remplacé Zlatko Hasanbegović au poste de Ministre de la Culture. Il sera donc fort intéressant d’observer comment se passeront, le 22 avril à Jasenovac et le 14 mai à Bleiburg, les cérémonies officielles en mémoire des deux plus grands massacres de l’histoire de la Croatie. La signification de ces événements est immense, et pesante, pour l’Europe toute entière.Et le violon est l’instrument de la mélancolie et du deuil.

 

 

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