#DoublePeine : coupable d’être victime

Emma* a déposé plainte pour viol, auprès de la Brigade des mœurs de Strasbourg, en juin 2021. Convoquée il y a quelques semaines, elle a de nouveau vécu un enfer.

Emma relit sa plainte déposée en Juin 2021 auprès de la brigade des moeurs. Foto: Marine Dumény

(Marine Dumény) – Emma* est une strasbourgeoise de 24 ans. Pendant près d’une année, entre juin 2020 et mars 2021, elle se retrouve sous l’emprise d’un manipulateur. En février, il la viole. Elle dépose une première plainte auprès d’un agent d’astreinte. Lorsqu’elle se représente, en juin 2021, auprès de la Brigade des mœurs pour la renouveler, Emma* ne s’attend pas à l’accueil qui lui sera fait.

« Comment étiez-vous habillée? A-t-il compris que vous disiez non? Y avait-il de l’alcool à cette soirée? Définiriez-vous votre sexualité comme normale ? ». Dans les étages de l’Hôtel de Police, pendant les quatre heures sur lesquelles s’étale le dépôt de plainte dans les bureaux de la Brigade des mœurs, Emma* fait face à la même litanie culpabilisatrice que nombre de victimes de viol ou d’agression sexuelle. Le #DoublePeine dénonce les conditions de réception de ces plaintes, sur une initiative du jeudi 30 septembre de l’activiste Anna Toumazoff. Au fil des heures et des jours, ce sont des centaines de témoignages qui affluent sur les réseaux sociaux. Le but de l’activiste ? Commencer par assurer le respect de l’article 15.3 du Code de procédure pénale. Il impose aux officiers et agents de police de recevoir les plaintes déposées par les victimes d’infractions à la loi pénale. Anna Toumazoff espère également l’allocation d’un budget conséquent à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Ainsi que la possibilité pour les victimes d’être accompagnées lors de leur dépôt de plainte par des personnes formées. A savoir qu’actuellement, seuls les avocats peuvent y assister, bien que cela soit souvent refusé par les agents et officiers par mésinterprétation du droit.

« L’important c’est que moi je vous crois, parce que je suis dépositaire de l’autorité publique, et il y a déjà de fortes chances que votre plainte soit classée. » – Le fonctionnaire de police qui entend Emma à la Brigade des mœurs de Strasbourg assène cette phrase sans ciller, qu’elle rapporte. Face à lui, une victime de viol qui raconte son histoire qui prend racine dans des évènements survenus près d’un an auparavant. A chaque question sur le répertoire de ses préférences sexuelles ou ses vêtements, la jeune femme botte vaillamment en touche : « Je lui ai dit que je ne comprenais pas la question, que ça n’avait rien à voir ». Son attitude ne correspond pas à celle de la « victime modèle ». Tout au long de son témoignage, le policier renchérit : « Il m’a demandé si j’avais bien dit ‘non’ à mon agresseur. S’il avait compris. Si je m’étais débattue ». Jusqu’à en arriver en fin d’entretien à indiquer à Emma une pile de documents sur son bureau. « A ce moment-là, j’étais fatiguée, je n’avais eu qu’une pause, et il me dit que ces dossiers sont ceux de ‘vrais’ viols. Ceux, d’après lui, avec de ‘vraies’ violences, des gens tabassés, séquestrés. Et me dit que ma plainte va ralentir les enquêtes. Il affirme qu’un viol, c’est lorsqu’il y a relation sexuelle non-consentie… et que l’agresseur sait que c’est non-consenti. Il me demande enfin si je souhaite maintenir ma plainte. » Emma répond oui. Plusieurs personnes sont appelées à témoigner par la suite. Les proches d’Emma lui relatent des questions quasi-exclusivement centrées sur elle et sa sexualité.

Menacée d’une garde à vue – Rappelée il y a quelques semaines, en septembre, par ce même officier de police, Emma retourne à l’Hôtel de Police. Conseillé par un avocat, son agresseur est allé témoigner le matin-même. La copie d’un message lui est alors montrée. Issu d’un échange entre Emma et son agresseur, le lendemain du viol, où, cédant au harcèlement constant dont elle est alors victime par son manipulateur, elle avait fini par lui répondre que tout allait bien. Emma tâche de s’expliquer devant le fonctionnaire. Or, son agresseur a affirmé aux policiers qu’ils avaient une relation amoureuse, ce dont elle s’est toujours défendue. Il qualifie la jeune femme d’affabulatrice. « L’agent de police clôt la conversation par un sermon d’une vingtaine de minutes en me disant que j’ai fait perdre du temps aux ‘vraies’ victimes. Que je suis ‘jeune’ et ‘jolie’, je me remettrai de cette ‘expérience malheureuse’. Et que si j’avais eu affaire à des policiers moins compréhensifs, j’aurais été mise en garde à vue et poursuivie pour diffamation ».

Foto: legifrance.fr

Foto: legifrance.fr

De victime, Emma est devenue coupable.

De l’emprise au viol – C’est dans son salon qu’Emma retrace sa prise en charge par la Brigade des mœurs, et qu’elle revient sur l’intégralité de son témoignage auprès du service de police de Strasbourg. L’échange dure un peu plus de deux heures, au rythme de la jeune femme. Deux heures où se dresse le portrait glaçant d’un homme, Vincent*, qui profite d’une fragilité émotionnelle, au lendemain d’une rupture amoureuse difficile, pour se rapprocher de sa victime et asseoir une emprise qu’il développe mois après mois. « J’ai cédé, un soir de juillet 2020, où il me versait encore de l’alcool dans la bouche alors qu’il venait de me pousser sur son lit », relate Emma. Céder, sous l’emprise de l’alcool. Il répétera le même procédé plusieurs fois. « Très vite, il me dit qu’il m’aime, que je suis la femme de sa vie, que lui seul peut me rendre heureuse et me comprendre… Il peut passer des heures à faire des déclarations en monologuant », explique-t-elle. Encore amoureuse de son ex-petit ami, la jeune femme formule clairement son refus d’entretenir une relation. Vincent persiste, va jusqu’à inventer un personnage auprès de leurs amis communs pour exprimer sa peine de se voir rejeter. Il en dépeint un portrait terrible, et Emma ne peut qu’assister impuissante au développement de cette histoire parallèle. Elle se voit régulièrement menacée en cas de non réponse au téléphone ou de rendez-vous avec son agresseur, que toute la ‘vérité’ soit révélée. Vincent la fait douter de tout. De ses amis, et d’elle-même. Il coupe méthodiquement tous ses liens amicaux proches pour l’enfermer, et l’avoir pour lui seul. Emma est diagnostiquée dépressive et mise en arrêt maladie. Il la contraint à des relations sexuelles violentes, avec coups et armes. Les mois passent. Un événement entre amis est organisé un week-end de février. Lors d’une soirée, il entre dans la chambre où elle est, et entreprend d’avoir des rapports sexuels. « Je lui ai dit ‘non, je ne veux pas, arrête’. Il n’a pas arrêté, et m’a pénétré de force et sans protection. Quand il a eu fini, j’ai pleuré. Il m’a demandé pourquoi », raconte Emma. Son agresseur se met alors à pleurer et tente de la convaincre qu’il a entendu le contraire. Avant de s’arrêter net de sangloter : « Il m’a dit, froidement, que je ne ferai pas de lui un violeur et qu’il n’était pas comme ça ». Par la suite, la jeune femme refuse de le voir. Il la harcèle par téléphone, se rend chez elle, tambourine à sa porte en plein nuit, continue à lui envoyer des lettres… Se sentant prise au piège, après une entrevue forcée dans sa voiture, Emma rentre chez elle comme anesthésiée : « J’ai sorti mes meilleures bouteilles de vin, des antidépresseurs, des anxiolytiques, j’ai mis de la musique. J’étais déconnectée, très calme. J’avais trouvé comment lui échapper, enfin. » Aux policiers, Vincent parlera de cet épisode en disant qu’il l’a sauvée ce soir-là en venant une nouvelle fois frapper chez elle. Entre la première plainte déposée un dimanche de février 2021 auprès de l’agent d’astreinte, « très compréhensif et aidant » d’après Emma, et celle auprès de la Brigade des mœurs en juin, d’autres événements ont eu cours. Son agresseur et harceleur a réitéré en suivant le même mode opératoire avec une autre jeune femme, à laquelle elle a tendu la main.

Aujourd’hui soutenue par ses amis et son père, Emma témoigne pour que l’accueil des victimes soit amélioré. En France, selon une étude de 2017 de l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux d’Aix, seules 5 à 10% des victimes portent plaintes, et entre 1 et 2% de ces dossiers aboutissent en condamnation en cours d’assises. Entre manque de moyens de la justice et suspicion quasi-systématique envers les victimes par les services de Police, c’est dans ce contexte que de tels témoignages émergent sous le #DoublePeine.

* les prénoms ont été changés

Kommentar hinterlassen

E-Mail Adresse wird nicht veröffentlicht.

*



Copyright © Eurojournaliste