Du Monde et de l’Europe : Timothy Snyder

Un historien de Yale, à distance, nous parle de l’Europe

Le géant TYRAN (Ath, Belgique) Foto : Flament Jocelyn / Wikimédia Commons / CC-BY-SA 4.0Int

(Marc Chaudeur) – L’hebdomadaire allemand Die Welt reproduit une interview de Timothy Snyder, l’un des plus grands historiens américains, 49 ans, qui enseigne à Yale et a publié un grand nombre d’ouvrages, dont une bonne proportion traite de l’Europe centrale. A notre connaissance, le dernier, c’est On Tyranny : Twenty Lessons from the Twentieth Century, en 2017 (traduction française : De la Tyrannie, Gallimard, 2017). Nous reprenons ici à la fois l’essentiel du contenu de cet ouvrage et celui de l’interview de Snyder par Alan Posener dans Die Welt. https://www.welt.de/

Pour ce qui concerne les Etats-Unis et leurs institutions, l’intellectuel américain est assez pessimiste quant à leur « résilience » face à la rage de destruction de Donald Trump. Certes, les démocrates ont repris le Parlement. Mais si des choses rassurantes se sont passées depuis 2016, c’est surtout grâce au travail acharné de journalistes d’investigation, de la Commission Mueller et de nombreuses ONG dont certaines sont nées précisément à partir des agissements de Trump. Et un grand nombre des candidats de 2018 sont entrés en politique dans l’intention expresse de réagir contre Hulk Trump.

La situation n’est pas désespérée, mais les institutions états-uniennes sont pour le moins imparfaites. La victoire des Démocrates dans une partie du Congrès montre justement que le système est imparfait. A cause de cette imperfection, les Démocrates ont même perdu des voix au Sénat, bien qu’ils aient obtenu 7 millions de voix de plus que les Républicains ! Par ailleurs, en Géorgie, le candidat républicain au poste de gouverneur avait préalablement, en tant que ministre de la Justice, rayé 3 millions de noms de la liste électorale… Dans les 6 dernières années, 22 Etats fédéraux ont d’ailleurs décidé de lois qui limitent le droit de vote. Lors de ces élections, 1500 bureaux électoraux ont disparu par rapport à 2016. En bref : le système fonctionne encore de telle manière que les hommes peuvent changer les conditions de vote… Mais il n’est assurément pas complètement démocratique. Le danger est bien loin d’être écarté.

Dans son dernier livre, Snyder cite le (tristement) célèbre juriste des années 1920, Carl SCHMITT : « L’état d’urgence est l‘heure de l’exécutif ». Et voilà-t-y pas que Trump évoque l’état d’urgence parce qu’on ne remplit pas sa tirelire-cochon pour pouvoir construire son mur… Une ressemblance troublante avec les années 1930. Et Snyder espère que les Américains tireront eux aussi les leçons de cette décennie maudite pour comprendre le présent. Il pense que les Américains, en effet, ont appris beaucoup de choses en 2 ans sur la manière dont une démocratie peut être détruite de l’intérieur… Et il faut absolument qu’il en tiennent compte.

Une forte inquiétude persiste : le 3eme Reich a été précédé par une succession de lois d‘exception dans la République de Weimar… Il y a eu aussi l’incendie du Reichstag et un PC fort, tandis que le danger au Sud des US est pure fiction : l’historien met en parallèle ces événements pour montrer comment il est facile d’exploiter des faits réels ou non, des craintes rationnelles ou non pour installer une dictature.

Et il existe des menaces extérieures : la Chine et la Russie. La relation entre Chine et Russie, pour Snyder, tient à ce que la Russie fait contre les Occidentaux ce que la Chine ne fait pas par tact. Les Russes recherchent leur satisfaction immédiate, comme des enfants ou des adolescents, tandis que les Chinois pensent à long terme : et ainsi, le travail de sape de l’Europe par la Russie sert aux Chinois… Mais pourquoi la Russie affaiblit-elle l’Occident, alors que la Chine est un problème infiniment plus important pour elle que pour l’Occident  ? Pourquoi nous considère-elle comme des ennemis, alors que selon Snyder, nous sommes son partenaire géopolitique naturel ?

Les Russes parlent beaucoup de géopolitique, alors qu’ils se conduisent comme les enfants de l’ expérience de Walter Mischel, qui dévorent des marshmallows présents alors qu’il pourraient en obtenir davantage en patientant ! C’est ainsi que les Russes attaquent l’ Ukraine, s’emparent de la Crimée, influencent les élections américaines de 2016, soutiennent activement les populistes européens… Cela, l’Occident ne doit pas l’accepter.

Trump alimente l’antiaméricanisme des Européens. Ces derniers parlent maintenant de s’émanciper des USA ; mais il leur manque, pensent-ils, une puissance réelle pour le faire… Il faut espérer qu’ils se trompent. Obama ne s’intéressait pas particulièrement non plus à l‘Europe : les USA s’orientent vers l’Asie, et l’Europe doit apprendre à se suffire soi-même. L’antiaméricanisme est tout autant un complexe de dépendance que l’incapacité à penser l’Europe sans les USA.

Très bien donc si les Européens se posent la question de savoir de quel pouvoir au juste ils disposent réellement. En tout cas, les Européens se posent actuellement certains des problèmes vraiment importants, non fictionnels du siècle : le dérèglement climatique, les droits de l Homme dans le monde digital et les monopoles digitaux, l’offshoring des grandes fortunes, l’inégalité et l’injustice.

Mais pourtant, à ce moment précis, l’Europe semble tomber en pièces : Visegrád, BREXIT, les division et contradictions entre le Nord et le Sud semblent témoigne d’un réel effritement,..

Pour Snyder, ce ne peut être pourtant une cause de pessimisme ou d’alarmisme. Voilà des raisons d’espérer : pour commencer, la manière dont les Européens parlent les uns des autres est qualitativement très différente de ce qui se disait dans les années 1930. Exception faite de ce que raconte Salvini sur Macron, les Polonais sur Bruxelles, ou bien Orbán à peu près sur tous les autres, y compris sur la gauche hongroise, bien sûr. Et le BREXIT lui-même (qui d’ailleurs, selon Snyder, ne se fera point!) est traité lentement, interminablement, à la manière propre à l’UE… mais il est traité. Et il témoigne paradoxalement, non pas de ce que l’UE ne peut fonctionner, mais au contraire, de ce qu’elle peut fonctionner ! Et cela, même face à un défi élémentaire, existentiel.

A la fin du 20e siècle, Jeremy Rifkin a écrit un livre intitulé : Le Rêve européen, et Mark Leonard, lui, a écrit : Why Europe Will Run The 21st Century (Pourquoi l’Europe va mener le monde) (Fourth Estate, 2005). Dans l’interview de Die Welt, le journaliste Alain Posener demande à Snyder : cela ne nous apparaît-il pas aujourd’hui comme les neiges d’antan, comme une vieille lune ?

La réponse de Timothy Snyder est la plus juste et la plus belle qui soit. Il estime que pour le monde extérieur à l’Europe, ce qui est intéressant, c’est que l’Europe diffère de la Chine. Et qu’elle diffère de la Russie. La différence la plus essentielle, c’est la manière dont l’ Europe jongle avec ses différences internes ; ce dont Russie ou Chine sont incapables. Et pour cette raison, à distance, l’Europe apparaîtra toujours comme désordonnée et désorganisée, tandis qu’à distance, les 2 cousins d’Asie, vus de l’extérieur, ressemblent à des machines bien huilées. Ce qui, pourtant, révèle plutôt une faiblesse.

Et surtout – cela est de première importance – l’Europe est la seule organisation qui ait la volonté et la grandeur de faire face aux véritables défis de ce siècle. Rien à voir avec l’annexion de la Crimée ou la construction d’un mur devant le Mexique, radicalement inutiles.

Les autorités chinoises veulent utiliser le 21e siècle pour dominer entièrement leur population grâce au techniques digitales. Les Américains espèrent simplement que tout va bien se passer durant ce siècle qui s’avère complexe et mouvementé. Ainsi, les Européens sont les seuls qui essaient vraiment, sérieusement, d’ infléchir ce siècle avec leurs idéaux : à savoir les droits de l’homme et l’État de droit.

L’Europe : 500 millions d’êtres humains qui vivent dans un Etat de droit, à un niveau de vie élevé, qui bénéficient d’une espérance de vie élevée et d’un degré élevé de contentement, sinon de bonheur. Ce demi-milliard d’hommes et de femmes représentent un facteur réel dans ce monde, et c’est bien pour cette raison qu’ils ont des ennemis. Le monde serait tout autre sans l’Europe.

 

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