Du sens de l’expression : Armée européenne

Tandis que la France rêve, l’Allemagne encadre…

La Cantinière (Die Marketenderin), vers 1900, Leopold Schmutzler Foto: Unknown / Wikimédia Commons / CC-BY-SA PD

(MC) – Voilà que continue le petit jeu de cache cache qui caractérise les relations entre les provinces de l’Europe. Tandis qu’Emmanuel Macron en rabat devant le surhomme aux cheveux orange vif, la dirigeante du SPD et la personne qui deviendra peut-être bientôt celle de la CDU ont toutes deux affirmé leur appétence, ou du moins leur vif intérêt, pour une Armée européenne. Des mots creux ? En tout cas, il y a du pain sur la planche, puisque les grands chefs européens ne s’entendent pas même sur la nature de cette Armée.

La dernière en date à s’être prononcée sur la question, c’est AKK, alias Annette Kramp-Karrenbauer, la Grande Vizire qui s’apprête à diriger la CDU dès le mois de décembre – et qui sera donc, ensuite, candidate au poste de Calife de la République fédérale. AKK s’est prononcée tut récemment en faveur d’une Armée qui chapeauterait toutes les armées nationales. Elle a fait remarquer que pour arriver à ce but, il faudra « un peu » retirer au Bundestag son rôle d’acceptation et de veto à toute intervention extérieure de la Bundeswehr. Sous-entendu : pour remettre cette prérogative, principalement, dans les mains des institutions européennes.

L’Union Européenne comprend 28 (bientôt 27) armées, 27 forces aériennes, et 23 marines. Cela coûte très cher. On sait que cette Armée européenne que beaucoup appellent de leurs vieux permettrait de réaliser des économies considérables. Pour l’instant, on consacre 3600 fois moins d’argent dans les opérations européennes communes que dans les défenses nationales des 28 Etats membres.

Une Armée européenne ? C’est plus difficile qu’il n’y paraît ; et il faut prendre bien garde à ce que cette notion ne devienne pas un pur gadget électoral et ensuite, un attrape-poussière idéologique. Au fond, quel rôle joue au juste l’Allemagne dans la constitution d’une défense européenne ?

On s’aperçoit bien vite que ce rôle est paradoxal : effacé en apparence, il est en réalité moteur… Par quel tour de passe-passe ? En somme, on pourrait dire : par réalisme politique et économique, et en jouant des principaux facteurs de la politique internationale sans forfanterie utopiste. L’Allemagne, atlantique et pro-OTAN depuis 1945 (malgré une opposition virulente depuis les années 1960, surtout), se sert tout aussi bien de l’ OTAN qu’elle ne la sert. Son principe semble être conforme à la formule consacrée : Une Europe de la défense est indissociable d’une défense de l’Europe.

Qu’est-ce que cela signifie, concrètement ? D’abord, qu’il y a (pour le moment) un hiatus entre le cheminement efficace de l’Allemagne vers la défense de l’Europe et une proclamation à la française sur de grands principes que la France risque un pneumothorax à suivre. Ce qui est en jeu, avant la construction d’une armée européenne, c’est la direction effective de l’Europe de la défense. Et dans cette course, c’est l’Allemagne qui est la mieux placée…

L’Allemagne, en effet, joue la partie avec pour partenaire l’OTAN et, quand ça lui chante, avec l’Europe. En septembre 2018, à Paris, lors d’une rencontre consacrée à l’autonomie stratégique de l’Europe, Ursula von der Leyen, la Ministre de la défense allemande, a clairement mis les points sur les i : la première partie de son intervention consistait essentiellement en une gratulation rhétorique de la France pour sa grandiose initiative IEI (Initiative d’Intervention stratégique). La seconde, à rappeler qu’une analyse objective conduisait à conclure que l’OTAN restait indispensable…

La majeure partie des Etats membres de l’UE partage cette manière de voir. Et le fait très concrètement, sinon pragmatiquement : par exemple, le Danemark, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Belgique ont opté pour le F-35 américain au détriment de l’Eurofighter Typhoon ; la Suède, la Pologne et la Roumanie ont choisi le système de défense Patriot en contournant un système de défense franco-italien pourtant mois onéreux. La Suède, en outre, a joué sur 2 tableaux puisqu’après avoir mis dans son panier le système Patriot, elle a signé un document sur la Coopération Structurée Permanente (CSP) lancée il y a un an, en novembre 2017… Réalisme ? Peut-être. En tout cas, la CSP est une tentative de rééquilibrage du poids de la France et de l’Allemagne dans la défense européenne. Elle doit fournir une structure pérenne qui permettrait aux pays de l’UE de développer leurs contributions mutuelles et leurs investissements dans des projets communs. Mais est-il encore temps ?

En définitive, la France toute seule poursuit ce qui apparaît encore comme un idéal. On pourrait dire qu’elle est ainsi conforme à son rôle culturel séculaire, qui est de lancer dans la stratosphère des fusées de grands principes que les autres se chargeront bien de réaliser (ou non). Elle profite pour cela, a contrario, de l’attitude caricaturale de Donald Trump. Mais il faut rappeler qu’une défense doit être dissuasive – ou sinon, elle perd une partie essentielle de sa fonction. La France prévoit donc une coopération fournie avec l’Allemagne et avec la Grande-Bretagne – il faudra examiner ce qu’il en sera après le Brexit, que rien ne pourra plus empêcher. Avec l’Allemagne, ce seront : un système de combat aérien, un programme de char, un système de combat au sol, des avions de patrouille maritime, etc etc. Ce qui est considérable, certes.

L’Allemagne a cependant pris une avance considérable, grâce à une stratégie commerciale redoutablement cohérente. Elle a réussi ainsi à se rendre indispensable, suivant d’ailleurs un principe édicté par l’OTAN, celui de Nation cadre (Framework Nation Concept) : l’Allemagne est en passe de devenir une telle framework nation. Ceci en vendant des matériels logistiques, navals, sol-air, etc etc., et en multipliant les partenariats industriels pointus et ciblés. Elle s’est ainsi imposée en Norvège, en Pologne, en Lituanie, en Slovénie… Il y a véritablement intégration, d’ores et déjà, de l’armée allemande avec d’autres armées, comme l’armée néerlandaise, qui ne pourrait plus se passer d’elle. Du beau travail.

Jeu dialectique avec l’OTAN et avec la CSP, stratégie industrielle très cohérente et très ciblée, pragmatisme – qui n’exclut pas par ailleurs le respect de certains principes, notamment face à des pays comme l’Arabie Saoudite massacreuse de Yéménites ou le Qatar… Quand Annette Kramp-Karrenbauer ou Andrea Nahles expriment leur faveur pour une Armée européenne, elles ont donc à l’esprit des éléments bien complexes et bien réalistes qui ne passent pas nécessairement par l’IEI d’Emmanuel Macron. Il faudra garder cela présent à l’esprit.

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