Esther Heboyan analyse le film « Je veux juste en finir »
Je veux juste en finir (I’m Thinking of Ending Things, 2020) ou la disparition selon Charlie Kaufman
(Par Esther Heboyan) – Le film débute avec la voix off de l’héroïne (Jessie Buckley) racontant ses impressions sur la vie, le temps, les événements, une visite planifiée chez les parents de son amoureux Jake (Jesse Plemons), et surtout sa décision d’en finir avec leur histoire d’amour, pendant que défilent des pans de motifs colorés que l’on hésite à classer en papiers peints ou œuvres d’art et que se succèdent des scènes d’intérieur étrangement vides mais habitées par des objets pétris d’un autrefois évanoui ou d’un futur prégnant.
On est entré dans l’univers de Charlie Kaufman, le magicien du cinéma de la vie, du décalage entre réel et imaginaire sans qu’on puisse distinguer les chemins métamorphiques. La jeune femme a déjà la nostalgie de ce qui adviendra, c’est dire que le rendez-vous pris avec Jake arrivant au volant de sa voiture sous les premiers flocons de neige donne le départ sur une route d’Amérique et les méandres du cerveau humain.
La jeune femme apparaît flamboyante dans ses habits colorés et se superpose à la grisaille urbaine comme débarquée d’une séquence onirique ou s’embarquant vers un monde mystérieux. D’ailleurs, elle semble capter les paroles philosophiques d’un homme vieillissant et solitaire à sa fenêtre qui, filmé de dos, suggère à la fois menace et vulnérabilité, ou antagonisme et empathie. La peur grandissante en lui et une ultime question non définie le positionnent dans un cheminement parallèle à l’aventure du couple. A priori, le couple et le vieillard ne se croiseront jamais.
Sauf que les bizarreries se multiplient. Comme l’énonce l’héroïne, les gens croient traverser le temps, mais en vérité, c’est le temps qui traverse les gens. Et donc pendant plus de deux heures, les spectateurs sont traversés par le récit enchevêtré de récits, d’identités et d’incarnations protéiformes, de découpages temporels, de déjà-dit et déjà-vu, de coïncidences improbables, de lyrisme et de suspense, d’interrogations métaphysiques, de parodies stylistiques. Un clin d’œil à Robert Zemeckis (une fausse fiction sentimentale dans la vraie fiction surréelle) ne rapproche aucunement Je veux en finir de Retour vers le futur, plus rationnel dans sa narration. Une longue discussion sur Une femme sous influence de John Cassavetes cristallise non seulement la tension erratique du couple comme chez Cassavetes, mais évoque également la célèbre diatribe de Pauline Kael dont l’ouvrage est visible un peu plus tard dans la chambre de Jake. Mais encore fallait-il reconnaître les mots de Kael.
Entre les éléments hétéroclites ou changeants et la confusion des genres, Kaufman glisse du sens, ou du moins un début de sens, comme un début de réponse à la question non formulée qui tourmente personnages et spectateurs du film. Si le voyage aller jusqu’à la maison familiale dans l’Oklahoma se déroule à peu près normalement, le voyage retour, lui, est définitivement hitchkockien ou lynchien. L’arrêt chez le glacier Tulsey Town Ice Cream, avec ses serveuses en uniforme qu’on dirait expulsées d’American Graffiti de George Lucas pour s’égarer à tout jamais parmi les Freaks de Tod Browning, défigure l’innocence américaine. La malédiction est passée par là ; elle repassera.
Avec Charlie Kaufman, qui fut le scénariste de Eternal Sunshine of the Wondrous Mind (2004, Michel Gondry) et de Dans la peau de John Malkovich (1999, Spike Jonze), qui fut le réalisateur de Synecdoche, New York (2008) et le co-réalisateur de Anomalisa (2015), il ne faut pas s’attendre à un film peuplé de personnages cohérents et jalonné de séquences délimitées. Cependant, Kaufman nous parle de notre monde, de nos espérances et frustrations, de nos folies et approximations, de nos angoisses et déceptions, de nos rêves aussi.
L’amour est aussi insaisissable que le temps qui passe. Malgré un titre déprimant qui fait allusion au suicide de l’écrivain David Foster Wallace et qui présage la ruine de l’âme et du corps, malgré quelques longueurs que l’on pourrait qualifier de verbeuses, Kaufman raconte, avec une grâce teintée d’humour, le besoin et la fureur d’être au monde, d’interagir avec les autres, de comprendre l’univers, de créer une peinture ou un poème, de se souvenir de l’être aimé, de se projeter hors des frontières du réel jusqu’à épuisement des options. Je veux juste en finir est une épopée de l’Amérique au même titre que Citizen Kane de Orson Welles. D’ailleurs, le héros Jake, qui se retrouve dans un faux décor pour réciter un discours d’acceptation du prix Nobel, ressemble étonnamment au magnat de la presse Charles Foster Kane quelque temps avant sa disparition.
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