Esther Heboyan : Billy Pilgrim[1] n’ira plus à Dresde

L’Etranger peut être utile comme main d’œuvre. Mais on l’apprécie surtout s’il arrive et s’il repart au moment qui nous semble opportun. L’être humain n’intéresse pas.

Les travailleurs immigrés, on les apprécie dès lors qu'ils viennent et repartent comme on veut. Foto: Bundesarchiv, B-145 Bild F012395-0004 / Müller, Simon / Wikimedia Commons / CC-BY-SA

(Par Esther Heboyan) – Il est bien loin le temps où l’Allemagne (de l’Ouest) allait frapper aux portes des pays pauvres (Italie, Turquie, Yougoslavie) pour recruter une main-d’œuvre étrangère bon marché. Une quinzaine d’années après la débâcle de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a besoin de relancer son économie. Rien de plus commode que d’aller chercher ici et la des Gastarbeiter, des travailleurs immigrés qui sont commodément appelés « travailleurs invités ». Il faut comprendre : « invités » pour un temps. Car un beau jour, tous ces hommes yougoslaves, turcs et italiens retourneront chez eux pour retrouver femmes et enfants, fiancées et parents. Du moins, c’est le souhait de l’Allemagne unicolore, uniquement préoccupée par la réussite économique du pays.

D’ailleurs, au début des années soixante, tout est conçu pour que les étrangers, que l’on espère solides, résistants, performants (d’où les recrutements méticuleux organisés dans les pays d’origine), se sentent « invités ». Les hommes sont temporairement logés dans des Gasthäuser, des auberges où l’on partage chambres et repas payants. L’étape suivante est le baraquement multilingue à proximité de l’usine. Comme à Faurndau dans le Baden-Württenberg : le baraquement héberge les ouvriers de la célèbre fabrique à chaussures Salamander. Les hommes transplantés et muets, même s’ils ont le mal du pays, sont contents d’avoir un emploi régulier et un salaire fixe qui, très vite, leur permettent d’envoyer de l’argent aux familles. Ils exécutent leurs tâches avec zèle, reçoivent primes et promotions. Comme Joe, le cireur de chaussures grec dans America, America (1963) d’Elia Kazan, ils savent que là-bas : « Les gens attendent ! Les gens attendent ! » (People are waiting ! People are waiting !)

Puis vient la seconde étape, celle du regroupement familial. À la surprise ou à la requête de tous – politiciens et gouvernants, diplomates et délégués, employeurs et contremaîtres, travailleurs et familles de travailleurs restées au loin. L’Allemagne, toujours unicolore, a pour but unique la réussite économique. Alors on tolère que les hommes étrangers, primo-arrivants sur le sol allemand depuis un, deux, voire trois ou quatre ans, et commençant heureusement à baragouiner l’allemand, demandent à retrouver femmes et enfants, fiancées et parents. Les dossiers sont scrupuleusement examinés, les autorisations parcimonieusement accordées. Dans le village de Faurndau près de Stuttgart, les familles arrivent d’Italie, de Turquie, de Yougoslavie et d’ailleurs. À côté des immeubles occupés par les travailleurs allemands (où la mixité avec les étrangers reste exceptionnelle), Salamander érige des immeubles pour Ausländer. Motivés par la logique de la rentabilité industrielle, les dirigeants de Salamander octroient une chambre à chaque nouvelle famille dans des appartements proprets où la cuisine et la salle de bains constituent inévitablement un espace commun.

La suite appartient à l’Histoire. - Et par conséquent, il est bien loin le temps où l’Allemagne était en demande d’une population étrangère. Lors de la réunification, les Allemands de l’Ouest craignaient que les Allemands de l’Est pèsent sur leur glorieuse économie. L’opulence, elle aussi, déclenche la haine. Les riches ont peur qu’on leur confisque leurs richesses sous une forme ou une autre. Je me souviens avoir entendu une jeune bourgeoise, affichant mari prospère et appartements en Espagne, fille d’immigrés, dire que l’Allemagne allait désormais à sa perte. Aujourd’hui, Dresde craint la présence de réfugiés syriens. Pauvreté et conditions de vie difficiles, propagande et peur de l’Autre. En fait, tout est prétexte pour que les schémas xénophobes se répètent banalement, dangereusement. Universellement. Aucun peuple n’y échappe, tout le monde a la mémoire courte. Ajoutons la lâcheté, la cupidité et le pouvoir de manipulation des faiseurs de sociétés soi-disant humaines. De là à imaginer que les descendants des réfugiés syriens, un beau jour devenus des Allemands modèles, craindront l’arrivée des pêcheurs vietnamiens de Louis Malle[2] ou celle des Tralfamadoriens de Kurt Vonnegut Jr.[3] …

[1] Billy Pilgrim est le héros de Slaughterhouse-Five (1969), le chef-d’oeuvre de Kurt Vonnegut Jr. Roman de science-fiction satirique où Billy Pilgrim assiste à la destruction de Dresde par les forces alliées.

[2] Alamo Bay, 1985. Film méconnu de Louis Malle qui raconte l’hostilité des Texans envers la communauté vietnamienne.

[3] Billy Pilgrim est enlevé par des extra-terrestres en provenance de la planète Tralfamadore.

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