Fable à la turque

Gloria Bis, en tant que notre plaideuse de circonstance, avez-vous quelque chose à plaider ?

Esther Heboyan nous gratifie d'un extrait de son livre "Comme un dimanche d'août à Burgaz". Foto: privée

(Par Esther Heboyan) – Gloria Bis relève la tête toute ébouriffée comme s’extrayant d’un long et lourd sommeil. Elle souhaiterait effectivement plaider la cause de Gloria Garod d’autant plus qu’on semble lui redonner sa chance, une dernière chance sans aucun doute – et la clémence de la cour n’est plus à démontrer – pour se faire admettre dans le rang des postulants à la défense des frontières à défendre. Ces frontières chéries chantées adulées depuis l’enfance. Une cuillère pour Baba une cuillère pour la Patrie une chanson pour Mama une chanson pour Gloria. Et la voilà qui fredonne :

J’ai moi mille astuces en automne/Aucun rhume ne me rend aphone.

Les membres du jury sont quasi surpris par tant d’inepties, le juge et le procureur se partagent la surprise. Quant à la foule qui s’est entassée dans la salle d’audience comme par un jour de liesse, elle ne possède pas les éléments pour se forger une opinion propre et ainsi juger l’affaire en cours, ce qui correspond exactement aux normes démocratiques du lieu et de l’époque.

A l’heure qu’il est, seul le portraitiste officiel nommé Grigorious Garipoghlou d’origine gréco-albanaise, ascendance poisson deuxième décan, semble en état de composer des nuances. Il se demande en effet s’il convient d’intégrer les inepties prononcées par Gloria Bis au portrait de la troublante et adorable Gloria Garod. Si oui, il opterait pour une couleur la plus mièvre possible. Dommage, pense Grigorious (surnommé Greg) le portraitiste, car la couleur mièvre ne ferait pas honneur à Gloria Garod dont la couleur préférée est la mandarine. La mandarine lui va si bien, pense Greg le portraitiste. Oui, mais, il se trouve que la mandarine est une couleur non admise dans cette province appelée Guertam. Nul ne sait pour quelles raisons. On fait bien pousser des citrons verts, des olives noires, des cerises rouges, des melons jaunes, des oranges orange, des pamplemousses roses mais point de mandarines. La mandarine est un fruit inconnu dans le pays du Grand Régulateur-Maître Telenoff. Ici on ne tolère pas la mandarine et encore moins sa couleur. Quiconque parade en ville ou dans les lieux publics vêtu de cette couleur est immédiatement arrêté, séquestré, interrogé pendant au moins deux tours du cadran de l’horloge. Une fois le vêtement suffisamment taché de sang, d’excréments et de vomissures, on estime que le/la coupable a expié sa faute et donc on le/la renvoie dans son foyer afin qu’il/elle serve d’exemple aux autres membres de sa famille, de sa communauté, de son quartier ou de son district. La punition individuelle pour l’exemple se pratique ardemment en ce pays. Et aux détracteurs d’une telle coutume il est toujours aisé de répondre que cela vaut mieux qu’une punition collective, phrase qui met tout le monde régulièrement d’accord.

Le grand tort de Gloria Garod est de s’être exposée expressément en tenue mandarine quelle que soit la saison. Eté comme hiver que vienne le printemps ou l’automne cette Gloria a couru les champs, a foulé le bitume en costume mandarine. Se croyait-elle invisible et donc invincible ? Le juge la prie solennellement de répondre à sa question :

Vous jouez à quoi, Mademoiselle Garod ? A la mère ou à la pute ? Et je pèse mes mots. Oui, je sais que nous n’avons rien inventé de mieux depuis que le monde est monde, mais tout de même ! Votre rôle est infini, votre intention mal définie. Et vous savez fort bien, car vous courez nos champs, vous foulez notre bitume depuis un temps déjà, que nous ne tolérons ni l’infini ni l’indéfini. Tout être est finitude et toute chose requiert une définition. Je pèse mes mots. A quoi rime la mandarine ? Cette couleur étant interdite, n’est-elle pas un moyen fourbe utilisé à des fins de conspiration ? Alors, de grâce, êtes-vous la mère ou la pute ? Innocente ou indécente, Gloria Garod ?

Esther Heboyan, « Le destin de Gloria Garod », Comme un dimanche d’août à Burgaz, Paris : Empreinte temps présent, 2011, p. 145-6.

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