Fariba Adelkhah – Etre prisonnière politique… (2/2)
... n’est ni une idéologie, ni une conviction. La scientifique franco-iranienne relate sa détention dans la tristement célèbre prison d'Evin.
(Fariba Adelkhah) – Ainsi, Bahareh Sisoleimani, une intellectuelle de gauche, avait écrit une plainte contre les royalistes dont l’une des membres s’amusait à lancer le slogan « A bas les trois corrompus : le mollah, le gauchiste, le Moudjahidine ! » (en persan cela rime) à chaque fois qu’elle passait à côté de son lit, quand elle s’y reposait. En fait, cette provocation ne faisait que répondre à un slogan antérieur des gauchistes : « A bas l’oppresseur, qu’il soit Shah ou Guide ! ». Les critiques à l’encontre des autres sensibilités politiques que la sienne sont monnaie courante.
Les détenues soupçonnent souvent les autres de recevoir de l’argent de l’étranger, par exemple de Rezah Pahlavi, installé aux Etats-Unis, ou du commandement des Moudjahidines du Peuple, établi en France. Les noms de certains mouvements terroristes sont également évoqués, comme celui d’Al-Ahvaziya, soupçonné de venir en aide aux originaires de sa région d’implantation, le Khouzistan.
Finalement détenues, interrogateurs et autorités pénitentiaires partagent la même culture du soupçon ! Un jour, une Moudjahidine du Peuple avec laquelle je travaillais l’exégèse de l’ayatollah Taleghani, que j’aidais en anglais, et dont je partageais souvent la table au déjeuner, me dit, sans doute pas méchamment, tout à fait naturellement, que si les Français m’avaient recrutée parmi tant d’autres agents possibles, c’est qu’ils étaient très intelligents : « Mieux valait une Fariba qu’une Française de souche !». On comprend pourquoi les Iraniens parlent des Moudjahidines du Peuple comme la branche stalinienne de la République islamique. On disait d’une autre prisonnière qu’elle avait travaillé pour les Gardiens de la Révolution avant de clamer aujourd’hui être leur victime. On est cruelles, entre prisonnières.
Etre prisonnière politique n’est ni une idéologie ni une conviction commune. Le seul dénominateur commun, c’est que toutes les détenues (ou presque) sont à Evin contre leur gré et sont accusées d’avoir mis en péril la sécurité du pays. Or, la plupart d’entre elles rappellent qu’elles n’ont fait qu’émettre des critiques ou défendre des revendications sectorielles ou catégorielles, dans le cadre des libertés d’expression et syndicales reconnues par la Constitution. Par ailleurs le sort des détenues bahaï, adeptes des confréries soufies ou converties au christianisme, laisse de marbre les prisonnières politiques dès lors que l’opposition à la République islamique passe chez elles par le rejet de la religion. Pour autant, elles ne formulent ni les mêmes critiques à l’encontre du régime ni ne déploient les mêmes stratégies. Quand l’avocate Nasrine Sotoudeh, toujours soucieuse de venir en aide à ses codétenues injustement privées de liberté, avait fait une grève de la faim pour les soutenir, une grande affiche n’avait pas tardé à être posée sur le mur de la cuisine, afin que nulle ne puisse l’ignorer. Ses lettres de couleur proclamaient : « Nous ne voulons pas de tutelle ! ». Certaines suspectaient Nasrine Sotoudeh de rouler pour elle-même, notamment dans l’espoir d’obtenir un Prix international, et d’utiliser à cette fin la cause des autres prisonnières.
Dans la plupart des cas, on ne choisit pas d’être prisonnière politique. Il ne s’agit même pas d’une conviction. Prisonnière politique, vous le devenez par la volonté du pouvoir ! Les accusées, avant leur détention, vivent dans la société, travaillent, se marient, font des études, voyagent, ont des enfants, portent des vêtements à la mode, se livrent à la contrebande de valise, spéculent, investissent dans l’immobilier, caressent des projets d’émigration… ou mènent des recherches en anthropologie. En soi, défendre une cause politique ou humanitaire, être dans l’opposition, militer n’est pas une condition suffisante à l’exercice de la solidarité. Prisonnière politique, on le devient à Evin, et on n’est pas plus solidaire entre ses murs que dans le reste de la société. Hachemi Rafsandjani, Lotfollah Meysami ou encore Mohammad Reyshahri ont écrit de très belles pages dans leurs mémoires, en montrant notamment comment les geôles du Shah ont été le moule des alignements et des inimitiés politiques post-révolutionnaires. Les victimes de la répression sont d’abord des êtres humains, avec leur stratégie, leurs intérêts, leurs affects.
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