Fariba Adelkhah – Oui, il y a une vie après la prison ! Mais laquelle ? (1/2)
Si retrouver la liberté reste un immense bonheur, comme en témoigne Fariba Adelkhah, cela ne ne se fait pas sans heurts. Un article particulièrement déstabilisant, pour qui ne vit pas sous perfusion de certitudes.
(Fariba Adelkhah) – Il y a trois ans, quand j’avais envoyé en France mes collages réalisés derrière les murs d’Evin, j’avais écrit qu’il y a sans doute une vie après la prison. J’ai tout de suite voulu décrire quelle était cette vie pendant ma privation de liberté, mais je ne savais pas exactement de quoi elle serait faite ensuite, une fois sortie. J’étais loin de soupçonner qu’elle pourrait s’inscrire dans la continuité du lot d’incompréhensions, de doutes, de suspicions, de procès d’intention, d’accusations qu’avait engendré mon arrestation, et qu’elle serait pour tout dire, aussi déroutante.
Je suis aujourd’hui en plein dans cet « après », six mois après mon retour à Paris. Pour faire bref, et sans en vouloir à qui que ce soit, la vie d’une ancienne prisonnière « politico-sécuritaire », fût-elle graciée, continue d’être sérieusement polluée par sa mésaventure carcérale. « La vie est un long fleuve sanglant », aimait à dire Maxime Rodinson, vous le savez déjà. Je voudrais attirer l’attention sur les méandres de notre vie en société, sur la légèreté avec laquelle nous traitons souvent nos relations, et sur notre irrespect des positions marginales par rapport à l’opinion convenue. Ce disant, je ne cherche à incriminer personne. Je distingue aussi entre les relations fortuites, de pure bienséance, et les relations amicales, plus ou moins intimes. Mais, de manière générale, les rapports avec autrui, sont désormais obérés par mon expérience carcérale.
Les rituels des rencontres au quotidien me donnent souvent envie de dire à mes amis : « Je sais que vous avez fait beaucoup pour moi, mais pour m’aider, peut-être faudrait-il cesser de me le rappeler ». Il s’agit d’un passé que j’aimerais oublier, ou en tout cas, ne pas vivre en ancienne combattante, d’autant plus que je ne l’avais ni voulu ni décidé. J’ai aussi envie de leur dire que je n’y étais pour rien, ni dans mon arrestation, ni (et encore moins) dans ce que celle-ci leur a fait et dans la manière dont ils ont agi en conséquence. Il y a aussi des moments difficiles quand les gens se pensent obligés de (re)venir vers vous, alors que nous n’avions pas de vraies relations auparavant. Ou quand les gens veulent compatir avec ma cause, alors que nous ne partageons pas les mêmes idées politiques. Ou encore, quand on croise par hasard quelqu’un dans la rue qui présente ses excuses, de n’être pas venu plutôt pour aussitôt ajouter : « J’ai voulu respecter ton désir de vouloir rester seule », en arguant que tout le monde me donnait raison de me mettre en quarantaine pour quelque temps.
Qui sont ces Autres, dont on ne dévoilera jamais l’identité, par « discrétion », par « respect » ? Mystère, et je ne suis pas autorisée à le demander. Quelle est la nature de ce désir que j’aurais exprimé ? A qui, et où ? Il n’empêche que je brûle de l’envie de rétorquer à ces interlocuteurs de fortune, qu’ils auraient pu s’en remettre à mon autonomie, à laquelle je tiens et qui me fait tenir. Je suis assez grande pour refuser une visite, si je n’ai pas envie de celle-ci !
Au fond, c’est bien cette autonomie que j’ai perdue au regard des autres. On parle souvent à ma place. Si cela ne représente pas d’enjeux particuliers, dans des relations immédiates et amicales, cela est plus lourd de conséquences, dans les relations sociales générales. Dans un poème plein de sagesse atemporelle et universelle, Hafez dit que ses amis le sont devenus selon leurs calculs, leur fantaisie, leur émoi, sans qu’ils l’interrogent jamais sur ses propres secrets, sur ce qu’il portait de plus profond en lui-même.
Loin de moi l’idée de vouloir dramatiser une situation, qui d’ailleurs n’a rien de dramatique. Simplement, j’en arrive à penser que les doutes et les soupçons, ne me quitteront plus jamais. Parce que, sans doute, j’ai autant de mal à croire les gens, qu’ils ne semblent être capables d’échanger avec moi en toute confiance, du moins dans la sphère sociale.
Qu’on me demande de me retirer d’une réunion universitaire, parce que ma présence pourrait nuire à la sécurité de certain(e)s participant(e)s, soit. Qu’on fasse semblant de m’ignorer sur les réseaux sociaux, qui sont devenus désormais mon terrain de travail, et sur lesquels je passe beaucoup de temps, parce que la majorité des profils font apparaître nom et photo, soit. Je peux toujours, bien sûr, penser que mes amis ne veulent pas de telles relations et ne le peuvent pas. Peut-être aussi, veulent-ils me laisser dans cet isolement, que je désire à mon insu ? Mais ce petit jeu s’apparente à un déni de relations, fondé sur des quiproquos et des non-dits, sur lesquels il me paraît impensable de revenir.
La suite, dès demain…
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