Fariba Adelkhah – Répression en pagaille et pagaille de la répression (2/2)

Comme l’explique Fariba Adelkhah, les femmes de la prison d’Evin, apprennent très vite à s’accommoder des rivalités et incohérences, existant entre Gardiens de la Révolution et Ministère du Renseignement.

Tarawih, les prières du soir chez les sunnites d'Iran, pendant le mois de Ramadan - ici du côté des femmes, dans l'éblouissant mausolée de Sheykh Jam, à Torbat-e Jam, dans le Khorassan. Une dernière pensée pour mon ami, François Nicoullaud, un grand diplomate, passionné de l'Iran, avec qui j'ai visité le mausolée trois ans avant mon arrestation. Foto: Fariba Adelkhah / CC-BY 2.0

(Fariba Adelkhah) – De fait, notre sort de prisonnière était variable, suivant l’autorité qui nous détenait. Entre nous, nous en discutions très librement, sans avoir peur des mots, et même en frimant quant à la qualité de la nourriture dont nous disposions, au « confort » de notre cellule, à nos possibilités de promenade, au comportement des gardiennes. Nous frimions aussi, quant à notre propre comportement, vis-à-vis de nos interrogateurs ou de nos surveillantes, comme par exemple, quand je me vantais d’avoir jeté une bouteille d’eau, à la tête de l’agent qui me questionnait. L’une assurait avoir craché dans le plat qu’on lui avait servi, en disant que c’était de la merde, une autre qu’elle avait répondu à la surveillante, qui lui avait demandé son soutien-gorge, de venir le prendre elle-même – et tout le monde de rire plein d’admiration. Une détenue qui, dans le cadre de sa sentence, devait travailler pour les Gardiens de la Révolution, ne cessait de mettre en avant la rapidité avec laquelle elle obtenait ce qu’elle demandait : « tous les livres ou produits que je demandais, je les recevais le soir même ! ».

J’avais relaté à une codétenue que je l’avais vue partir d’Evin dans une très belle voiture, alors que je rentrais de ma consultation médicale dans un minibus minable : « Fariba joon, je n’ai jamais été transportée que comme cela ! », me rétorqua-t-elle avec fierté et distinction. Nous nous vantions également de la considération ou de l’affection que nous témoignaient certaines surveillantes, certains interrogateurs, des cadres dirigeants de la prison ou le personnel du service juridique : « Il m’a dit qu’il ne me laisserait jamais partir dans tel autre lieu de détention, qu’il me le promettait », ou « Il m’a dit, ne viens plus ici, ce n’est pas un lieu pour toi, tu es belle et intelligente ». Vantardises qui nous faisaient d’ailleurs soupçonner certaines de nos codétenues, d’avoir des relations privilégiées avec l’administration pénitentiaire, ou les services de sécurité. Nous nous leurrions aussi sur ce que nous promettaient ou nous garantissaient certaines autorités judiciaires au sujet de nos droits, ou sur leur conviction que nous étions innocentes de ce dont on nous accusait, ou encore sur ce que nous croyions savoir du monde carcéral et de ses secrets.

Pendant ce temps, les deux principales instances d’Evin, les Gardiens de la Révolution et le Ministère du Renseignement, rivalisaient entre elles sur notre dos, en grignotant des parcelles d’espace, notamment de parking, au sein du complexe pénitentiaire. Elles se distinguaient en matière de locaux, de type d’habillement, de standing de voiture, mais aussi d’intransigeance à notre encontre. Il n’était pas rare que l’une des deux considère comme innocente, voire acquitte une détenue considérée comme criminelle par l’autre. Tel était le sort des environnementalistes, dont j’ai partagé la détention. Le Ministère du Renseignement voulait les libérer, les Gardiens de la Révolution s’y opposaient.

Je suis moi-même passée des mains des Gardiens de la Révolution, qui m’avaient arrêtée, à celles du Ministère du Renseignement, quand j’ai été assignée à résidence en octobre 2020. C’était celui-ci, qui avait obtenu cette décision, en estimant que je relevais de sa compétence, dès lors que j’avais été jugée et condamnée, et que je pouvais sortir de prison en étant mise sous contrôle judiciaire. A cette occasion, j’ai pu mesurer la différence entre les conditions de privation de liberté, de la part de chacune de ces deux institutions. Les locaux du Ministère du Renseignement, dans lesquels j’avais été transférée, dans l’attente de ma sortie d’Evin, étaient beaucoup plus sombres. Les promenades et les douches, étaient restreintes à trois par semaine à peu près – en tout cas pour ce qui m’a concernée, car je ne le dirais jamais assez, Evin est un monde instable de discriminations. Les gardiennes se dissimulaient à nos regards, en s’enveloppant dans leur vêtement « islamique », comme pour nous empêcher de les reconnaître une fois libérées. Les interrogatoires étaient plus stricts – on les subissait les yeux bandés et tournées vers le mur – et beaucoup moins professionnels que chez les Gardiens de la Révolution, conduits de manière presque timide, n’allant jamais au fait, s’en tenant aux chefs d’accusation, sans jamais chercher à apprendre de l’expérience de la détenue que j’étais. Estimant que j’avais déjà répondu à toutes ces questions, supportant mal ces nouvelles normes, je m’enfermais dans le silence, les protestations, les cris, les pleurs. En vérité, je ne comprenais pas que le passage d’un service de sécurité à l’autre, n’avait rien d’évident et faisait l’objet d’âpres négociations entre les deux institutions.

Cela a duré trois semaines, interminables, pendant lesquelles ma famille fut appelée à plusieurs reprises, pour venir me chercher et pour s’entendre dire, une fois arrivée à Evin, qu’il fallait encore attendre quelques jours. Lorsque ma sortie fut actée, elle dut encore patienter pendant sept heures (!) car les Gardiens de la Révolution, mécontents, m’avaient à nouveau convoquée pour un nouvel interrogatoire, avant les dernières procédures de la levée d’écrou. De leur côté, les fonctionnaires du Ministère du Renseignement, m’affirmaient que je n’avais plus rien à faire avec les Gardiens de la Révolution, et que je pouvais refuser de répondre à leurs convocations ou à leurs questions… Cette rivalité, me laissera d’ailleurs par la suite, une certaine marge de manœuvre et de contestation, tout comme aux autres détenues.

Le cirque recommencera, lorsque je devrai retourner en prison en janvier 2022 à la suite, me dira-t-on, d’une décision de justice pour avoir enfreint des dizaines de fois les limites fixées. Trois heures durant, bracelet électronique au pied, je devrai patienter en écoutant deux ou trois responsables, discuter en chuchotant à propos de mon cas, autour de leurs ordinateurs. Ils ne savaient comment faire, pour me réintroduire dans le quartier des femmes. Jusqu’à ce que l’un d’entre eux pousse un cri de joie, ravi de sa trouvaille : « Elle n’a jamais quitté la prison !». Cela voulait dire qu’administrativement, je n’étais jamais sortie d’Evin. Nul besoin, donc, de me réenregistrer. Les ciseaux en main, il s’est jeté pour ainsi dire à mes pieds, pour me retirer le bracelet électronique. Et j’ai été à nouveau placée, dans la cellule que je redoutais, sans fenêtre, celle de la quarantaine pendant la pandémie de Covid. La même Niloufar, l’environnementaliste, n’a pas tardé à venir avec un panier de fruits et de petits gâteaux.

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