Fariba Adelkhah – Sacrées codétenues ! (3/3)
La scientifique franco-iranienne Fariba Adelkhah relate ici sa vie dans la terrible prison d’Evin en Iran, où elle était incarcérée après son arrestation arbitraire.
(Fariba Adelkhah) – Sepideh prend en main mon intégration. Une fois entrée dans l’unité, elle me demande de m’asseoir sur une chaise en plastique, disposée devant deux tables en plastique elles aussi, toute blanches. Et d’ajouter : « Ne bouge pas d’ici, je te ferai signe ». Cela a duré longtemps, presque deux heures – un temps inhabituel ! Normalement, la représentante des détenues rencontre la nouvelle venue et lui présente le lit qui lui revient en fonction d’une réglementation écrite et d’une répartition par salle fixée à l’avance, sur une sorte de livret faisant état de la constitution du lieu, produit à l’issue de longues discussions et de consultations sur plusieurs années. Un livret que les représentantes élues de l’unité se passent les unes aux autres. La représentante en fonction donne également des couvertures : soit de très belles, convoitées par toutes, que l’on trouve sur le marché iranien, laissées par les anciennes occupantes; soit, si on est nombreuses et qu’on en manque, des couvertures qu’on qualifie de « militaires », noires ou grises, mises à disposition par l’administration carcérale et qui nous arrivent sous plastique, après avoir été nettoyées. On peut aussi fournir un oreiller s’il y en a, ce qui n’est pas toujours évident, et des draps de dépannage, en attendant que la détenue se charge, une fois installée, de ses propres affaires en sollicitant l’aide de sa famille par le biais des colis qui sont autorisés une fois par mois, ou en commandant directement à la personne en charge de l’épicerie. On lui donne également une assiette, une cuillère et un verre, dans la mesure du possible.
La représentante peut être assistée dans ses démarches et ses autres charges par les membres de son conseil de gestion. Celui-ci est composé des déléguées des trois salles, une par salle, et de la représentante du trimestre précédent qui assure la continuité et partage son expérience.
Toutefois, pour moi, ce n’est pas comme cela que les choses se sont déroulées. Sans rien savoir de l’organisation interne du quartier des femmes ni du conflit qui avait éclaté dans ses coulisses, au moment même de mon arrivée, j’attendais dans la deuxième salle, sans m’ennuyer pour autant. A première vue, on ne voyait que des rideaux se succéder les uns les autres. Des rideaux de toutes les couleurs, mais un peu tristes, grâce auxquels les détenues cherchent à se cacher du regard d’autrui et aussi et surtout des caméras de surveillance, pour protéger un tant soit peu leur intimité en dépit de la promiscuité carcérale. Pour les confectionner, il y a toujours une experte. Un savoir-faire qui se transmet et qu’on détient. Il faut beaucoup de fil, mais pas n’importe lequel, et il faut aussi savoir crocheter ces fils auxquels on accroche les rideaux. Quand j’ai eu droit à un premier étage des lits superposés, beaucoup plus tard, c’est Nasrine Sotoudeh qui les a crochetés pour moi.
L’aménagement était similaire d’une salle à l’autre. Des lits superposés à deux étages, tout autour de la salle, et des chaises et des tables suivant sa taille et donc le nombre de détenues, en son centre : 16 personnes dans la salle 1, 14 dans la salle 2, et 12 plus le lit de secours pour les personnes à mobilité réduite dans la salle 3. Les rideaux, de toutes les couleurs et de tous motifs, permettaient une sorte d’autonomie et d’invisibilité, surtout pour les occupantes du premier étage. Le second étage, auquel on avait accès par une échelle métallique, était lui aussi entouré de rideaux, mais on pouvait facilement voir ses occupantes, notamment quand elles étaient assises.
Après sept mois passés au secret dans le quartier des Gardiens de la Révolution, j’ai été impressionnée par les fenêtres dégagées au bord desquelles il y avait diverses plantes, en bonne santé. Il me fallut attendre le lendemain pour apprécier la vue donnant sur des collines, et deviner le mirador d’un vigile, un peu plus haut. Il y avait aussi un coin réservé aux fleurs dont on semblait bien prendre soin, un écran de télévision, et des bibliothèques dans le couloir en face, qui donnait sur la salle numéro 1.
Pendant que j’attendais, assise, le défilé ininterrompu des détenues – 39, je pense, pour 40 lits, plus le lit de secours – retenait mon attention et m’occupait bien l’esprit. Je me souviens que quand Faezeh Hachemi nous a rejointes, quelques mois plus tard, en habituée des lieux, elle est passée devant nous en nous saluant, chacune d’entre nous. Quant à moi, j’étais perdue. N’ayant jamais été emprisonnée, j’ignorais les règles d’Evin et mon imagination ne m’était d’aucun secours. J’ai obéi à l’ordre de mon premier – et dernier – amour de prison, Sepideh, et n’ai pas bougé de ma chaise.
Pendant ce temps, et toute à leurs affaires, les prisonnières passaient. Les unes me saluaient avec un sourire, en se présentant. Les autres se bornaient à une brève salutation, sans s’arrêter. D’autres encore s’asseyaient à mes côtés en me demandant si je poursuivais ou non ma grève de la faim, maintenant que je n’étais plus à l’isolement. Je voyais que certaines avaient entendu parler de moi et que la nouvelle de mon arrestation avait circulé, chose qu’on ne m’avait jamais dite lorsque j’étais dans le quartier des Gardiens de la Révolution, malgré l’arrivée régulière de nouveaux détenus. J’ai ainsi entendu des noms que j’ai hélas vite oubliés, sachant que j’avais du temps devant moi, mais aussi les affiliations de mes futures voisines que je n’allais pas oublier, elles, et pour cause ! J’avais si souvent entendu parler des détenues à Evin, et travaillant sur l’Iran, je ne pouvais pas ignorer les groupes politiques ou autres qui y étaient représentés : Moudjahidines du Peuple, bahaï, royalistes, darwish, le groupe des 14 femmes, les Kurdes, les journalistes, les gauchistes, les réformistes et les acteurs du Mouvement vert de 2009, les activistes de tout bord telles que les environnementalistes, les défenseurs des droits de la classe ouvrière ou des étudiants ou encore des enfants des rues ou afghans, les militantes de la liberté vestimentaire, sans oublier bien sûr les célébrités de la prison, telle Nazanine Zaghari… Assise, je les regardais, je les écoutais, je répondais à leurs questions, et je savais déjà que j’avais affaire à des femmes fortes, de sacrés caractères. La cohabitation n’aurait rien de facile ! Mais je savais aussi que j’avais beaucoup de chance d’être au milieu d’elles et avec elles.
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