Fariba Adelkhah – Un mariage sans faire-part et vous y êtes invités !
Dans cet article précédant la sortie, le mois prochain, de son livre intitulé « Prisonnière à Téhéran » (éditions du Seuil), honorant fidèlement sa promesse, Fariba Adelkhah partage aux lecteurs d’Eurojournalist(e), le récit d’un événement majeur de sa longue captivité.
(Fariba Adelkhah) – L’Iran est à mi-chemin entre deux grandes civilisations cinématographiques, celles de l’Égypte et de l’Inde. Or, point de feuilleton sans mariage ! Le spectateur qui a fait l’effort de suivre la série ou le film est ainsi remercié. Ma série à moi entend de la même manière vous gratifier de l’attention que vous accordez à mes récits.
Ce mariage, je ne l’invente pas. Il a bien eu lieu comme je vais vous le raconter, et je vous y invite à y assister sans faire-part. Mais rassurez-vous, il fut célébré en musique, à fond la caisse, avec force gâteaux, et sur plusieurs soirées, comme il se doit. Et la mariée était belle. L’ont fêtée toutes les détenues, à l’exception de certaines Moudjahidines du Peuple pour qui la prison n’est pas un lieu de festin mais d’endurance. Ce fut presque, comme l’on dit en persan, sept jours et sept nuits de joie (haft shabanerouz).
Nous célébrâmes le mariage de Niloufar à mon retour en prison. Pour des raisons incompréhensibles, je n’ai pu sécher mes larmes pendant toute sa durée, ce qui provoqua le fou rire de la petite Sepideh. Une autre Sepideh que mon amie qui bénéficiait alors d’une permission pour se faire opérer de la thyroïde. Aussi, le poids de la cérémonie retomba-t-il sur les épaules de la jeune Sepideh qui disait, en me regardant pleurer : « Il ne nous manque que le marié.». En effet, dans les mariages iraniens, il y a toujours un membre de la famille qui sanglote au moment du départ de la jeune fille vers son nouveau foyer. Je ne comprenais pas la raison de mes larmes. J’avais beau dire que c’était une allergie, la petite Sepideh, très fine, n’y a pas cru un instant. Et le moment le plus fort aurait été la séance photo souvenir de tout le band entourant la mariée dans sa robe.
C’est Maryam, celle qui avait été privée d’avoir la visite de sa famille durant 412 jours, qui s’était fait une autre spécialité, en dehors de négliger ses plats, une fois sur deux calcinés, et la plus encline à l’apprentissage de l’anglais, en la prise des photos collectives, prise avec le balai, en guise de perche selfies, et en imitant les touristes japonais ! elle savait nous faire goûter le moment et patienter en s’attardant sur la séance ! Vous n’y êtes pas toutes, je ne vous vois pas, rapprochez-vous ! criait-elle ! Enfin un dernier cri, cheese ! la première photo comme d’habitude était ratée, et elle nous l’a fait refaire ! et nous avons joué au jeu comme si la photo, celle-ci allait s’éterniser dans notre mémoire ! Et à la fin, d’autres cris, les regrets habituels ! zut ! j’avais fermé mes yeux ! La vie avait beau changer de cadre, nous imposer des contraintes, limiter nos mouvements, ses souvenirs nous accompagnaient, nous soignaient ! Comme pour nous rappeler au quotidien, qu’elle continue et c’est elle qui gagne, comme toutes celles qui savent chavirer comme elle.
Mais revenons un peu en arrière. Lors de ma réincarcération à Evin, j’avais appris que Niloufar souhaitait épouser un ami de longue date : Amir Hossein, un artiste peintre et apiculteur. Niloufar avait 30 ans quand elle a été arrêtée, six mois après son retour en Iran, après avoir mis fin à ses contrats avec les Nations-Unies, parce qu’elle voulait travailler aux côtés de son oncle Kavoos Seyed Emami, et œuvrer à la protection de la vie sauvage dans son pays. Pas plus que moi-même et la plupart de nos codétenues, elle n’a pu comprendre les motifs de son emprisonnement, et quand on en devine ou on en apprend la nature, on n’est pas plus convaincue pour autant du bien-fondé de la chose. Niloufar a été condamnée à dix ans de prison, notamment pour espionnage, un chef d’accusation dont il est difficile de se débarrasser. Au début, me confia-t-elle un jour, elle pensait sortir d’Evin au bout d’un ou deux ans, comme le lui assuraient ses parents très mobilisés pour défendre sa cause. Mais, cinq ans plus tard, elle était toujours derrière les barreaux, désormais persuadée qu’elle devrait purger la totalité de sa sentence. Qu’allait-elle pouvoir faire à 40 ans, une fois libre, n’ayant pas même pu assister au mariage de sa sœur aux États-Unis, et désireuse de fonder sa propre famille ? D’où sa décision de convoler avec le peintre-apiculteur Amir Hossein.
L’annonce de son mariage va chambouler notre rythme de vie. Il n’est pas difficile de résumer la préparation de noces, même en prison. Il faut, outre une belle mariée, de la dentelle pour confectionner une robe digne d’elle. En l’occurrence, nous disposions de tissus qu’avait laissés derrière elle la Moudjahidine du Peuple, condamnée à 15 ans de privation de liberté et dont la sentence prévoyait qu’elle devait vivre les cinq dernières années de sa peine dans un centre pénitentiaire de province, en guise sans doute de punition supplémentaire, pour l’éloigner du soutien de sa famille et des avantages matériels que l’on consent, sans qu’ils soient discutés, aux lourdes peines (habs-e sanguine – on prononce ces mots en les accentuant gravement) : par exemple la jouissance d’un congélateur à soi seul, acheté avec ses propres deniers, d’un bureau personnel et d’un périmètre plus large que celui de son lit. Ce dernier privilège, elle se l’était arrogé par son autorité, et nulle ne se voyait le remettre en cause : n’est pas « lourde peine » qui veut.
Le tissu n’était pas adapté à la confection d’une robe de mariée. Il était difficile à travailler. Mais la couturière, Parisa, était imbattable : une Bahaï qui nous faisait bénéficier de sa belle-voix pendant quinze minutes chaque soir, à 21h, lors de sa prière. Les dentelles furent l’affaire de Gelareh qui avait soumis à la mariée une première sélection de modèles pour qu’elle fasse son choix. Gelareh a formé à son art toutes les détenues qui se montraient disponibles et désireuses de contribuer à l’ouvrage. Je pense que la quasi-totalité d’entre nous s’y sont mises. Nous avions réalisé plus de cent pièces de dentelle au crochet quand nous avons appris que l’administration avait accordé à Niloufar une permission de sortie pour se marier. Sa libération provisoire pouvait survenir à tout moment. Il fallait tout faire pour qu’elle puisse partir avec la robe finie car il serait beaucoup plus compliqué de la lui faire parvenir ultérieurement.
Outre le fait que quand on sort d’Evin, on ne sait jamais trop si et quand on doit y retourner. Certaines permissions de sortie sont prolongées, certaines se transforment en liberté conditionnelle, d’autres sont en trompe-l’œil comme on le découvre une fois sortie et que l’on comprend les dessous de la mesure. Bref, nous vivions dans le tohu-bohu de ces possibles. Lorsque vous étiez avertie de votre sortie vous n’aviez que quelques minutes, au mieux quelques heures, pour vous préparer et vous présenter à la porte, sachet plastique à la main. Tout retard, toute tentative de négociation pouvait entraîner l’annulation de la mesure.
Le plus déstabilisant, c’est qu’il n’y a aucune procédure fixe de sortie d’Evin. Généralement, le message tombe la veille, notamment lorsqu’il s’agit d’une visite à l’hôpital ou d’une convocation au tribunal. On suppose que l’administration cherche à empêcher les détenues de prévenir leur famille ou leurs proches, pour éviter toute mobilisation en leur faveur. Et il faut dire que certaines d’entre nous, s’y entendaient pour qu’on parle d’elles. Par ailleurs, quelques déconvenues lors de telles extractions, incitaient à la prudence, voire à la frime. Etait-on sûre que l’on bénéficiait d’une permission, ou s’agissait-il d’un leurre pour dissimuler un transfert, toujours redouté, dans une prison de province ? « Moi, je ne pars que si j’ai un ordre écrit et signé en bonne et due forme », assurait l’une d’entre nous. Quitte à tout oublier dès que s’estompait l’alerte.
Niloufar, qui avait rendu publique une lettre dénonçant sa maltraitance durant sa détention provisoire au secret, dans le quartier des Gardiens de la Révolution, était très méfiante et répugnait à discuter avec les autorités pénitentiaires dans les jours qui ont suivi sa diffusion. Un jour on l’avait appelée pour dialoguer, et elle avait finalement accepté de descendre les escaliers, pour discuter devant la grille qui sépare la section des détenues de celle du personnel. J’étais à quelques pas d’elle. Elle s’est montrée distante, et en définitive rien ne s’est conclu. Elle a rejoint ses codétenues.
La docilité des prisonnières est en général impressionnante, même si certaines refusent de partir, par exemple pour une visite médicale à l’hôpital, faute d’avoir pu prévenir leur famille qui devait s’acquitter du prix de la consultation. Habituellement, dès l’annonce de son départ, la détenue se tient pieds joints et sur son trente-et-un, devant la porte de la cellule, en s’abandonnant à l’espoir et à la joie de sortir. Elle a pu être prévenue par l’interphone, ou par l’intermédiaire d’une camarade – « Dites à une telle qu’on l’attend au bureau des gardiennes ! » –, ou encore de manière fortuite, dans la salle de gym.
Tel fut le cas pour moi. J’étais en train de travailler sur mes collages quand une gardienne s’est approchée de moi, doucement, gentiment, comme pour regarder mon ouvrage. Je n’avais pas vraiment saisi qu’elle était porteuse d’un message. « C’est joli, ce que vous faites. Mais venez, on demande à vous parler. Vous allez peut-être avoir de bonnes nouvelles ». Je la regarde : « Quand ? ». « Maintenant, venez avec moi. ». Je laisse tout tomber, je ne range rien, mes boîtes et mes projets sont toujours sur la table. Je suis la gardienne. En sortant de la salle de gym et avant de franchir les grilles, celles-là même qu’on ferme vers 22h du soir, elle me dit d’aller m’habiller. « Ah, c’est à l’extérieur ? ». Oui, dit-elle. « Prenez quelques affaires au cas où vous ne reviendriez pas ce soir ».
J’aurais dû m’en douter car demain c’est vendredi, jour de repos hebdomadaire. Qui travaille demain, qui va intervenir en ma faveur ? Je monte à l’étage, soudain déstabilisée, je sens la crise monter en moi. Je demande à des camarades d’appeler Sepideh qui était à l’époque la vakil band. Celle-ci arrive, je lui dis que je pars et que je lui laisse toutes mes affaires. « Tu reviens quand ? ». « Je ne sais pas, demain peut-être. ». « C’est super, tu vas peut-être partir ». Partir ?! Cela m’était sorti de la tête ! Partir ! Je me mets à pleurer ! « Tu veux dire au revoir ? ». « Non je vais revenir. Et ils ne m’ont pas parlé de partir, mais de discuter avec les autorités ». Qui, exactement, je ne le savais pas. Personne ne m’a conseillé de demander l’ordre signé ! Personne non plus n’a pensé que j’allais avoir des problèmes. Je ne veux voir personne, je demande à Sepideh de n’appeler personne, car j’allais revenir. Elle insiste pour n’appeler que Niloufar, que j’embrasse. Je vais discuter pour faire avancer mon dossier, pour trouver des solutions autres que la détention. C’est le rêve constant de la détenue, de partir ! Mais on n’aime pas partir comme cela, sans rien dire à ses amies, sans rien savoir quoi leur dire. Et le groupe qui se met à chanter des hymnes révolutionnaires de liberté à chaque départ ! Je ne voulais pas entendre cela, non plus ! Je voulais mon acquittement, pas mon départ !
Et seize mois plus tard, je suis revenue, comme pour assister au mariage. Revenons donc à ce dernier, quand on prévient Niloufar que sa demande de congé a été acceptée. Nous ne pouvons plus tarder pour achever la robe. Or, nous sommes en pleine pandémie de Covid. Parisa, la couturière, est un peu malade. Gelareh aussi. Mais une chose est sûre, il faut faire la robe. On est toutes d’accord sur ce point. Il y avait eu plusieurs séances d’essayage. Chacune d’elles nous avait permis de danser et de manger les gâteaux qu’avait préparés la petite Sepideh. Et ce, malgré le différend entre la couturière et la mariée quant à la fente dans le dos de la robe. Niloufar voulait qu’elle descende jusqu’au bas du dos, la couturière la voulait moins ouverte. C’est comme toujours la mariée qui l’a emporté, et son joli dos rose dénudé mettait ainsi encore plus en valeur la robe.
Parisa acheva celle-ci et commença à y placer les dentelles crochetées (en prison on ne pouvait procéder autrement en la matière). « On en manque », dit-elle. On se regarde avec Gelareh. On va en faire d’autres à deux, les autres dorment. Ça y est, nous arrivons à la finir avant de se coucher, vers 2h du matin. Le matin, Niloufar la découvre au réveil, émue, et l’essaie une dernière fois. Elle est splendide. L’annonce de son départ tombe tout juste avant midi, avec les dernières interventions de l’imbattable couturière sur la robe. Elle peut partir avec elle. Elle ne restera dehors que trois jours. C’est bien la première fois qu’un congé accordé est aussi court, alors qu’il s’agit d’un mariage ! La nouvelle équipe des jeunes magistrats travaillant aux côtés du procureur s’est offert une joie simple. Nous en avons pleuré. Niloufar reviendra de son congé avec des photos de la noce, aux côtés de sa famille et du bienheureux qui a raccompagné sa toute fraîche épouse jusqu’à la porte de la prison.
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