Festival de Cannes 2021 – Impressions (3)

Notre correspondant Esther Heboyan revient sur la 74e édition du Festival de Cannes et en particulier, sur le cinéma turc et iranien.

C'était serré dans la salle du Grand Théâtre Lumière à Cannes... Foto: Esther Heboyan / CC-BY-SA 4.0int

(Esther Heboyan) – Le jour où je suis allée voir Les promesses d’Hasan (Bağlılık Hasan) du Turc Semih Kaplanoğlu, j’ai croisé le critique de cinéma Michel Ciment dont j’avais lu, adoré, relu encore et encore Kazan par Kazan sur le cinéaste américain Elia Kazan, né Kazancıoğlu (prononcer Kazandj(e)oghlou) dans la Turquie ottomane de 1909. Et voilà que, pendant quelques secondes, au dernier rang de la salle Debussy du Palais des Festivals à Cannes, les deux oğlu, Kaplanoğlu (« fils de tigre ») et Kazancıoğlu (« fils de chaudronnier »), se sont percutés dans ma tête. Coïncidences de la séance de 14h15. Dans l’histoire du cinéma, un oğlu (prononcer oghlou) a précédé l’autre, même si le premier, par le génie d’un ancêtre débarqué en Amérique, avait changé son patronyme gréco-turc en Kazan (« chaudron »), amputant l’exotique et l’imprononçable oğlu (« fils de ») – parricide ou voie royale de l’exil ? Dans la vraie vie, sans que la fiction ne s’en mêle, Kazancıoğlu aurait pu être le grand-père de Kaplanoğlu. Ou peut-être son mentor, si, au lieu d’aller vivre et mourir à New York, il était resté sur les rives du Bosphore. Non pas pour vendre des tapis comme son anti-héros Stavros dans America America (1963), mais pour se faire un nom dans le milieu du cinéma et du théâtre. Auquel cas il aurait peut-être changé son prénom Elia, trop ethnique pour l’époque, en Selim, Selçuk, voire Hasan. Allez donc savoir !

Scénarios qui poussent comme des brindilles hirsutes, lorsque ma voisine, une journaliste franco-allemande, me demande si je connais le réalisateur. Non, de Semih Kaplanoğlu, qui a reçu l’Ours d’or à Berlin pour Miel en 2010, je n’ai rien vu. Je ne sais pas grand-chose sauf qu’il aime Andreï Tarkovski et le haïku, a fait le hadj (un motif narratif dans Les promesses d’Hasan), pense que le rationnel n’apporte pas le bonheur, dit que la lenteur d’un récit inclut le sens de notre mortalité. Alors, Les promesses d’Hasan, récit intimiste ou épopée sur fond agreste ? Ou bien une énième histoire venue d’Orient entre deux rives opposant tradition et modernité ? Le projet d’un pylône électrique dans un champ, la résistance d’un fermier… D’après le synopsis.

Avec ma voisine, nous occupons les deux derniers sièges au dernier rang. Elle partira avant la fin du film car elle a un rendez-vous professionnel à 16h, dit-elle. Je compte m’éclipser pendant le générique car j’ai une autre séance à 17h30 (Tre Piani de Nanni Moretti). Il faut ressortir du Palais des Festivals, refaire la queue à l’extérieur, gravir une seconde fois les marches rouges pour se présenter à nouveau devant la salle Debussy. Et le film turc promet d’être long, long et lent, jusqu’à 16h53. Deux spectatrices souhaiteraient s’asseoir à nos places mais finissent par se faufiler vers le milieu du rang. Là, tel Adam Driver dans Annette, on a envie de crier : What’s your problem ? Arrive un grand monsieur aux cheveux blancs. Nous nous levons pour le laisser passer, mais le monsieur reste coincé entre l’avant-dernier rang et mon corps pétrifié en position debout. Ni lui, ni moi ne pouvons bouger. On est en plein burlesque. Genre Laurel et Hardy essayant de s’extirper d’une porte étroite. Personne pour filmer ? L’espace alloué à la grande salle Debussy a été calculé, rentabilisé jusqu’au dernier millimètre. Imaginez un vol transatlantique à bord d’un charter d’une compagnie low cost. À ma voisine qui s’inquiète de la situation, le monsieur répond que je l’empêche d’avancer car je marche sur son lacet. Allons, bon ! Je me dégage tant bien que mal. Vu le grand âge du monsieur, ma voisine propose de nouer son lacet de chaussure. Le badge presse dit que le vieil homme digne n’est autre que Michel Ciment. Ma voisine n’a jamais entendu parler de Michel Ciment, mais se souviendra de l’anecdote.

Semih Kaplanoğlu et son équipe entrent dans la salle sous les applaudissements. L’apparition des artistes, toujours un moment émouvant. Un film est une entreprise titanesque qui représente des mois, des années de travail. Que l’œuvre soit réussie ou à moitié réussie, et même si parfois elle semble complètement ratée (selon les critères des uns), il y a quelque chose d’absolu dans cette quête artistique qui mérite des applaudissements. La séance peut commencer.

Dans un coin de la campagne turque, le vent souffle avec rudesse. Le vent semble lacérer l’écran. L’écran, une voile tendue qui file vers l’horizon. Un bel arbre se dresse généreusement dans la chaleur estivale, les insectes bourdonnent. Le règne de la nature dans toute sa splendeur. Une vieille idée que Kaplanoğlu défend avec esthétisme et lucidité. Contemplation, austérité, mélancolie, on ne peut manquer de faire un rapprochement avec le cinéma du Turc Nuri Bilge Ceylan, l’auteur de Winter Sleep (2014) récompensé à Cannes. On peut également tenter un rapprochement avec les paysages d’Elia Kazan dans À l’est d’Eden (1955) et Le fleuve sauvage (1960), quoique la caméra de Kazan soit plus nerveuse, plus passionnée. Chez Kaplanoğlu comme chez Kazan, la domestication de la nature par l’homme ne va pas sans complications. La tragédie est palpable à tout instant chez Kazan. Dans Les promesses d’Hasan, les secrets enfouis, les duperies et les antagonismes sont traités sur un ton salutaire, conciliatoire. La caméra – surtout la distance par rapport à la caméra – laisse place à la méditation, voire à l’apaisement. Ce qui pourrait être une simple comédie de mœurs dans une province turque devient une allégorie de l’être-au-monde, de sa conscience guidée par la probité ou le calcul. Lorsque les événements deviennent trop pesants dans la tête d’Hasan (Umut Karadağ), des pommes pleuvent comme des grêlons ou bien un arbre descend du ciel comme dans un tableau de Chagall. Nous passons de l’autre côté du miroir. Il y a également du statisme euphorique à la Yasujirô Ozu : une clôture en fils barbelés où le vent accroche des sacs en plastique jaune, l’épouse Emine (Filiz Bozok) cadrée contre la douce luminosité des feuillages. De pareilles séquences sauvent le film qui malheureusement s’étire en longueur, s’enlise dans un parcours narratif redondant.

C’est l’impression qui se produit aussi avec Un héros (Ghahreman) d’Asghar Farhadi qui met à nu les paradoxes d’une société iranienne fonctionnant avec ses codes ancestraux mais se voulant aussi en phase avec son temps, pour le meilleur et surtout pour le pire. À l’instar d’Hasan qui ne voit pas d’inconvénient à arroser ses tomates de pesticides toxiques, Rahim (Amir Jadidi) participe, presque malgré lui quoique cela reste ambigu, à un mensonge collectivement orchestré sur les réseaux sociaux. Prisonnier en permission pour deux jours, il devient prisonnier d’une image qui n’est pas la sienne, devenant ce héros acclamé puis honni. Lorsque les institutions, pour sauver leur propre image, tentent d’exploiter le fils bègue de Rahim, on atteint un niveau de cruauté ignoble. Le retour à la case départ se fera dans le désenchantement.

Le cinéma du Turc Semih Kaplanoğlu et celui de l’Iranien Asghar Farhadi nous proposent de réfléchir à notre place dans le monde, à nos agissements face aux obstacles, à l’imprévu, à la routine, à notre humanité imparfaite et au rôle prépondérant de l’argent. Leur style, quoique visuellement différent, cultive la fausse naïveté et vire au conte moralisateur.

Après avoir assisté aux deux projections, l’une en sélection Un Certain Regard dans la salle Debussy, l’autre en Sélection Officielle dans le Grand Théâtre Lumière, on en conclut que Kaplanoğlu aurait pu réaliser Un héros (Ghahreman en farsi serait devenu Kahraman en turc). Et Farhadi aurait pu réaliser Les promesses d’Hasan. Et l’on se demande ce que Michel Ciment aura pensé des deux films.

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