Fracture numérique : les 14 millions qu’on n’entend pas (ou plus ?)

Alain Howiller se pose la question du devenir des 14 millions de Français qui ne sont pas à l’aise dans le monde numérique où ils sont obligés d’évoluer.

La mise en œuvre de stratégies contre l'illettrisme numérique est urgente... Foto: Ekopodebrady / Wikimedia Commons / CC-BY-SA 4.0int

(Alain Howiller) – Ils ne descendent pas dans la rue, ils ne se manifestent guère, la plupart des dirigeants les oublient et pour cause : on n’arrive que difficilement à les joindre, ils ne savent pas vraiment comment se faire entendre et dans une société qui, pour eux, avance trop vite, ils se sentent marginalisés. Ils sont près de 14 millions, selon les estimations de la « Mission d’information sur la lutte contre l’illectronisme et l’inclusion numérique », estimations partagées par Jacques Toubon, ancien « Défenseur des Droits », l’institution qui, depuis 2008, veille au « respect des droits et des libertés » ou encore par Cédric O, le secrétaire d’Etat chargé du Numérique.

14 millions de Français, dont 6 à 7 millions seraient irrécupérables, qui relèvent de ce qu’on appelle « l’illectronisme ». Pour Jonathan Boulogne de l’Agence Mediatiser TV, l’illectronisme c’est « cette difficulté, voire l’incapacité que rencontre une personne à utiliser les appareils numériques et les outils informatiques », un commentaire qui relève que « 21% des Français sont incapables de communiquer via Internet alors que, dans le même temps, 75% des emplois actuels requièrent des compétences numériques de base. »

Laisser de côté des millions de personnes ? – Avec la pandémie, l’accélération de la digitalisation a souligné l’importance de la maîtrise des outils et la dématérialisation rapide de l’administration a augmenté les risques de non-recours aux droits et d’exclusion pour un certain nombre de personnes peu au fait de l’informatique. Ce qui a conduit Jacques Toubon à insister : « On ne peut pas mettre en œuvre la numérisation, en laissant de côté des millions de personnes ! » Marie Cohen-Skalli, Directrice d’Emmaüs (qui a des bureaux à Strasbourg), ajoute : « Le numérique est partout, en être exclu est stigmatisant. »

Forts de ce constat, les ministères, les services publics, les collectivités (la Région Alsace a fait de la transition numérique une de ses priorités), des entreprises privées, des associations, un projet de loi déjà, adopté (en avril), en première lecture, par le Sénat, ont investis la lutte contre l’illectronisme. Aux 200 millions € annuels consacrés spécifiquement par l’Etat à cette tâche, la mission du Sénat avait opposé ses propres estimations : investir 1 milliard d’euros, 500 millions par an d’ici à 2022. Il est vrai que l’INSEE avait dressé ces constats impressionnants : 17% des Français étaient victimes de l’Illectronisme. Et si une personne sur deux de 75 ans, n’a pas d’accès à Internet depuis son domicile, alors que ce n’est le cas que pour 2% des 15/29 ans, ce manque touche également 34% de personnes peu voire pas diplômés et 16% de ménages modestes.

38% d’usagers manquent de compétences ! – Mais l’accès à internet, pour symbolique qu’il soit, n’est pas le seul révélateur de ce qu’on a appelé la « fracture numérique » : « 38% des usagers avouent (toujours selon l’INSEE) manquer de compétences numériques et… 2% ne savent pas utiliser un ordinateur, même s’ils ont l’équipement nécessaire ! » Du coup, 80 à 85% des personnes âgées de 60 ans et plus, ne se connectent jamais, 85% des non-diplômés non plus, ainsi que 67% de ceux qui vivent dans des foyers modestes. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, les jeunes ne sont pas épargnés par la fracture numérique. « Il y a aussi beaucoup de jeunes touchés par l’illectronisme », a souligné la directrice d’Emmaüs Connect.

« On pense aux personnes âgées, mais pas que… », avait rappelé Cédric O dont les services soulignaient : « …Nombre de jeunes savent très bien se servir des réseaux sociaux ou jouer à Fortnité (ndlr : un jeu vidéo), mais dès qu’il s’agit de s’inscrire à Pôle Emploi, à faire une déclaration d’impôt en ligne, faire un CV ou transférer un e-mail, c’est plus compliqué. »

Face aux « vieux », les faux enfants du numérique. – Ceux qu’on appelle parfois les « enfants du numérique » ne sont pas épargnés et, comme l’explique Thomas Vandriessche, responsable d’une association d’inclusion numérique : « On constate que certains jeunes ont un usage récréatif du numérique et qu’il n’y a pas forcément de transfert de compétence vers des usages à visées professionnelles ou d’insertion… ce n’est pas parce qu’on utilise Youtube, qu’on sait chercher un emploi en ligne ou écrire un mail de candidature correctement. Il y a donc un besoin d’accompagnement. »

D’autant que le numérique n’est pas seulement un « outil » : c’est aussi une activité économique. Elle forme, crée, produit (découpe laser, impression en 3D, domotique, ordinateurs, logiciels, R&D…), développe le conseil en technologie, cybersécurité, dématérialisation, 5 G etc… L’ensemble de ces activités constitue ce qu’on appelle le « secteur numérique ».

Le poids d’un secteur d’activité. – Celui-ci devrait connaître, cette année, selon une publication du « Syndicat-Professionnel Numérique », une croissance de +4,8%, ce qui représenterait un chiffre d’affaires de 54,9 milliards d’Euros. Le taux de croissance placerait la France au niveau de la Grande Bretagne, mais derrière l’Allemagne (+6,3%), l’Espagne (+5,3%) et les Pays Bas (+5,2%). Malgré un tassement vécu en 2020, le secteur avait réussi à créer 4.600 emplois.

Dans une société de plus en plus numérisée et marquée par la dématérialisation, qui parle si souvent de « fracture sociale », d’inclusion opposée à l’exclusion, 14 millions de personnes risquent d’être privés de leurs droits et ignorants de leurs devoirs. Par manque d’équipements ou de compétences ! Il n’était sans doute pas inutile d’attirer l’attention sur leur sort !

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