Gare du Nord, un, deux, trois, soleil !

Notre vie est en train de changer. De manière presque imperceptible, mais notre consœur Esther Heboyan à Paris observe comme la violence s'installe sous toutes les formes...

Paris, Gare du Nord. La violence s'y mèle à une sorte de désolation... Foto: Torstein Frogner / Wikimedia Commons / CC-BY-SA 3.0

(Par Esther Heboyan) – Paris, Gare du Nord, mercredi matin. Il y a des scènes qui me dérangent. Elles font partie du quotidien, certes. Elles se reproduisent dans d’autres lieux, d’autres gares, d’autres villes du monde, en toute probabilité. Il n’empêche que ces scènes-là me dérangent. Profondément. Faut-il donc passer son chemin ? Ne pas s’arrêter ? Ne rien faire, ne rien dire ? Ne pas penser ?

Dans le même espace confiné entre un distributeur automatique approvisionné pour le plaisir des sens, et un carré de sièges conçu pour le confort des voyageurs, la trentaine de chanceux en ce début d’automne, deux incidents m’interpellent. Je m’arrête pour observer. Je ne sais pas si je pourrai intervenir et changer le cours des choses. J’ai beau avoir un idéal, des idéaux, « les poings dans mes poches crevées », comme dit Rimbaud. Mais sous le toit de la Gare du Nord, on peut rester blessé de son impuissance.

Un sans domicile fixe, ou est-ce un avec domicile mais sans le moindre sou, ou pas assez de sous, s’approche d’une jeune fille brune. Lui a la quarantaine bien abîmée. Il n’est pas en haillons, ni titubant, comme tant d’autres qu’on a l’habitude de voir sous les arcades de la Gare Saint-Lazare ou sur la Place Maubert-Mutualité en ces temps de crise économique et de crise de solidarité plus que familiale. Il porte une grosse moustache et une tignasse façon Gérard Blanc du groupe Martin Circus. Rockeur has been de fêtes populaires désuètes. Le bonhomme serait presque touchant sauf que, non content d’avoir sélectionné une jolie jeune fille dans la foule, il se met à la harceler et à l’étouffer de sa présence. La jeune fille, qui regarde fixement le tableau d’affichage,  est visiblement agacée, voire apeurée. Pour le mendiant aux airs de rockeur qui ne s’éclate plus ni au Sénégal ni au pied de l’Eurostar, elle est une proie idéale. À peine la vingtaine, le front dégagé par un bandeau, de bonne allure, et surtout non accompagnée. Le SDF est persuadé qu’elle a de l’argent à distribuer, que son porte-monnaie est bien garni. Il lui murmure quelques mots. Puis face à son désintérêt, il pose une main bien ferme sur l’épaule de la jeune fille. Cette main d’homme posée sur le corps de la femme a quelque chose d’indécent. Ce n’est pas un geste de fraternité ni d’égalité, mais de possession et de coercition. Un outrage à la liberté de la jeune fille. Une atteinte à sa liberté de circulation dans l’espace public de la Gare du Nord où elle attend un train. Une agression contre sa liberté d’être. Le SDF n’aurait jamais osé faire cela à un homme. La scène m’indigne. Je m’avance d’un pas sans savoir si la jeune fille a besoin de moi. Finalement, elle n’a pas besoin de moi. Elle se dégage très vite de l’emprise de l’homme et s’éloigne vers la droite en direction des quais pour se poster entre deux personnes face au tableau d’affichage. La jeune fille a reconquis son droit à l’attente sans être harcelée. Me voilà soulagée. Je me détourne d’elle pour regarder vers la gauche.

Vers la gauche se tiennent deux jeunes hommes bruns. Ils ont environ vingt-cinq ans. Chacun porte un sac à dos plein à craquer. Un sac de randonnée avec une bouteille d’eau dans la poche latérale. Ces deux-la viennent de loin et vont partir au loin. Ils sont sales et fatigués mais leur jeunesse est leur moteur, peut-être leur unique atout. Ils attendent eux aussi le train qui va les conduire vers une autre ville. Ils sont très calmes. Ils échangent quelques paroles, regardent les quais. Mais ils ne bougent guère. On dirait qu’ils bougent dans leur tête, qu’ils se préparent à décamper le moment venu, le moment tant attendu. L’élan est dans leur regard. La nervosité aussi. Des sprinters en arrière de la ligne de départ. Je me demande quelle est leur destination. Bruxelles ? Cologne ? Dunkerque ?

Bientôt, deux policiers, puis quatre policiers les interrogent. La conversation se fait en anglais. Du moins, des bribes de phrases sont prononcées de part et d’autre. On entend des sons, des mots. Les billets de train ne suffisent pas à convaincre les policiers. Alors, les deux jeunes étrangers produisent un papier qui leur sert apparemment de document officiel. Après examen rapide du document, la conversation reprend. Du moins, un mot devient audible car le ton monte. « Passeport ? » lancent les policiers français à tour de rôle. « No passport, » répètent les voyageurs étrangers. Un dialogue de sourds. Les gestes s’en mêlent pour indiquer que le premier voyage se fera en direction du poste de police dans l’enceinte même de la gare. Les deux jeunes hommes ne veulent pas obéir. Ils ont leur billet en poche, un rêve dans la tête et une feuille blanche que quelqu’un leur a remise. Ils se croient en droit de pouvoir circuler dans l’Europe de l’espace Schengen. Ce voyage, ils l’ont planifié pendant des jours et des mois. Ils ont osé l’entreprendre. Ils savent qu’en suivant les policiers ils risquent de rater le train. Ils préféreraient ne pas les suivre. Comme le scribe Bartleby de Melville, ils préféreraient ne pas. Mais ils n’ont pas la liberté de Bartleby. La liberté de refuser. D’autant plus que la police déploie un argument non négligeable : des menottes en cas de résistance. Le visage triste, les deux hommes s’exécutent. Encadrés par les policiers, ils s’éloignent. Ce matin-la, à la Gare du Nord, la liberté crie, un, deux, trois, soleil !

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