Hongrie : la gauche vend-elle son âme au diable ?

Un fil rouge, pas de tapis rouge pour le Jobbik !

Ildiko LENDVAI, une personnalité cohérente et intègre de la gauche hongroise Foto: Végh Tibor / Wikimédia Commons / CC-BY-SA / 3.0Unp

(Marc Chaudeur) – « Tous contre Orbán » ? En un sens, oui, mais cela ne signifie certes pas que la gauche doive s’allier avec un parti qui défile en uniforme rétro années 1930 et défend des thèses nazies ! Il n’est pas besoin d’insister sur l’importance politique de cet éventuel fourvoiement pour les élections européennes dans leur ensemble…

La gauche est-elle masochiste, ou bien seulement irresponsable ? Certes, la politique anti-populaire des populistes du Fidesz, les grèves et manifestations contre la loi « esclavagiste » (salaires et heures supp’), le « recentrage » relatif du Jobbik, le parti fasciste – des anciens, des durs, des tatoués ont fondé leur propre mouvement, qui s’appelle Mi Hazànk (Ma Patrie) parce que la fosse septique du Jobbik ne fonctionnait plus assez vite – la nécessité reconnue par tous les côtés de renverser le gouvernement Orbán, tout cela donne à tous les partis d’opposition un objectif commun. Mais de là à…

Mardi dernier, le chef de file tout récemment élu de la gauche, Gergely Karácsony, passait sur le grill lors d’une émission sur la chaîne hongroise Hír TV. Il semble qu’il n’ait pas beaucoup préparé son interview. L’homme n’est pourtant pas inexpérimenté, bien qu’encore jeune (43 ans). Parmi un certain nombre de réponses imprécises aux questions qu’on lui posait, (pas plus confuses cependant que celles de hauts responsables français ces derniers mois), l’une d’elles a fait se dresser le poil des téléspectateurs non Fidesz (il en reste).

La journaliste, Andrea Földi-Kovács, en effet, lui a posé la question : « Lister les juifs, est-ce une pratique nazie ? » (ce qu’en novembre 2012, un ponte de Jobbik, Márton Gyöngyösi, avait proposé de faire…), Karácsony a répondu : « Euh, non ». La phase précédente de l’entretien portait sur le problème : Jobbik est-il un parti nazi ? Ou bien seulement certains de ses dirigeants, qui ont quitté le parti depuis (ceux qui ont fondé Mi Hazank) ? Malheureusement, celui qui précisément, appelait à « faire la liste des députés juifs », est là et bien là, on ne voit que lui, et il dirige même son groupe parlementaire au Parlement hongrois !

Qu’est-il arrivé à Karácsony ? Le stress ? Le poids de sa responsabilité est proportionnelle à sa maladresse insigne, ce mardi soir. « Oui, bon, teuheu teuheu, c’est pô la meilleure interview que j’aie donné dans ma vie… » a-t-il reconnu le lendemain sur une autre chaîne. Les gens de Fidesz ricanent et sont fort aise. L’opposition de gauche et libérale beaucoup moins. Elle a pourtant montré une certaine indulgence, beaucoup trop : indice de sa perplexité ? Sur 2 sites clés, au demeurant excellents, gonzo 444.hu et le fameux Index, on estime, sur le premier, que « Karácsony ne s’est manifestement pas préparé pour son entretien, et ça s‘est mal passé » ; et sur le second : « Mardi soir, on a pu voir qui étaient les opposants que se sont choisis les médias du pouvoir », ce qui est pour le moins indéterminé et bien peu clair…

Pourquoi faudrait-il que la gauche se rapproche du Jobbik ? Au printemps 2016, le parti a tenté d’apparaître sous un jour moins brunâtre, de manière assez analogue au FN français ; d’où une partie de l’effacement de la mauvaise conscience essentielle qu’éprouvait la gauche à respirer l’haleine de Jobbik de trop près. L’an dernier, après une défaite électorale cuisante au mois d’avril, certaines personnalités ont appelé explicitement à ce rapprochement, comme Péter Márki-Zay, maire d’opposition de, hum, Hodmezövasarhely, au Sud du pays ; et en sens inverse, Jobbik a proposé de former une coalition avec un parti à la fois écologiste et conservateur, le LMP.

Ce printemps 2018 a d’ailleurs été le point de départ de nombreuses rencontres, parfois étranges, entre membres éminents de tous les partis d’opposition, des écolos de gauche à Jobbik. Et pour compléter le tableau, en janvier 2019, des dirigeants de ce dernier ont regretté n’avoir pas collaboré avec la gauche, « pour restaurer la démocratie » ! Achtung Schwindel.

Et le vice-président de Jobbik, Martón Gyöngyösi, très faustien (version panzerfaust), est allé jusqu’à oser déclarer :« Nous ne collaborerons pas seulement avec Gyurcsány Ferenc (l’ancien président socialiste de la République), mais avec la grand-mère du diable s’il le faut». Et dans certains milieux, on parle de liste commune pour les municipales d’octobre. Or, précisément, Gergely Karácsony vise la mairie de Budapest…

Des personnalités éminentes de la gauche ont cependant tiré la sonnette d’alarme, et ce, dès 2017 : principalement Ildikó Lendvai, ancienne dirigeante du parti socialiste hongrois en 2009-2010 et ancienne députée, et István Ujhelyi, eurodéputé socialiste. L’une, dès le 3 juin 2017 dans le journal Népszava, l’autre en novembre 2017 dans une Lettre ouverte publiée sur son site. Des textes clairvoyants.

Le 3 juin 2017, Ildikó Lendvai titre : « Pourquoi pas avec le Jobbik… » et elle démonte cette perspective horripilante. Un texte d’anthologie. Elle observe, pour commencer, que nous avons assisté en Hongrie à la naissance d’un mélange toxique entre espoir et désespoir : désespoir dans le constat de la lenteur de la reformation du camp démocratique ; espoir dans la compréhension de ce que les choses ne peuvent plus continuer ainsi, et qu’il va nécessairement se passer quelque chose.

Faut-il troquer un cheval borgne contre un cheval aveugle ?, se demande l’auteure. Car le Jobbik, depuis 2016, veut faire croire à un recentrage – et en sens inverse, le Fidesz applique des mesures d’extrême-droite pour récupérer les électeurs du Jobbik. S’ensuit une pléthore de décisions hideuses, qui surenchérissent sur l’aspect antisocial du gouvernement : enseignement religieux obligatoire, politique familiale rétrograde, dégradation de la formation professionnelle, ouverture vers Poutine au détriment de l’ appartenance à l’OTAN, attaque contre les caisses de retraite, retour possible de la peine de mort… et une foule d’autres mesures patibulaire.

Autre argument évoqué par Madame Lendvai, qui tombe sous le sens : en cas de victoire électorale d’une coalition gauche- extrême-droite, comment pourrait-on croire naïvement que la situation puisse être réversible ? Que le Jobbik s’effacerait à volonté pour laisser place aux desiderata de la gauche ? Absurde : voter Toroczkai (le fameux maire-aux-barbelés d’Ásotthalom) pour dégager Orbán ? Et ensuite, voter Orbán pour dégager Toroczkai ? Et comment s’entendre ? « Tu peux déboulonner deux statues, peinturlurer la première en rouge et coiffer l’autre d’une kippa si tu me laisses augmenter les aides familiales ? », « Tu peux voter une loi anti-Tziganes si tu me laisses me rapprocher de l’Europe » ! Humour noir… Très dangereux et absurde.

La Lettre ouverte de l’Eurodéputé István Ujhelyi appelle la gauche « à conserver une ligne rouge plutôt que de dérouler le tapis rouge » pour le Jobbik. Et il est vrai que Péter Medgyessy, notamment, ancien premier ministre socialiste, a appelé explicitement à une alliance gauche-extrême-droite. L’auteur rappelle le passé tout récent de Gábor Vona, dirigeant du Jobbik : chef skinhead, saccageur de lieux liés à la Shoah (qui a été lourdement mise en œuvre en Hongrie…), fier porteur de l’uniforme nazi des gardes du Jobbik

On ne peut donc qu’appeler la gauche hongroise à se profiler de façon très précise, d’exposer clairement quels point, notamment à partir de la protestation contre la politique économique du Fidesz,la distingue nettement de l’opposition d’extrême-droite. Il faudrait,de façon urgente, que grâce à cette confrontation, elle parvienne à se redéfinir sur de nouvelles bases.

 

 

 

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