Irlande : la tricoteuse et le médecin
Vendredi, les Irlandais se prononceront à propos de l’avortement. Ce référendum revêt une importance particulière dans l’Ile, l’un des tout derniers pays européens où l’avortement est illégal.
(MC) – Actuellement, des milliers de femmes se rendent en Grande-Bretagne pour y avorter. Hypocrisie très anxiogène que certain(e)s de nos aîné(e)s ont connu en France avant la loi Veil. Depuis une dizaine d’années, certes, les pratiques se sont assouplies : les Garda Siochána, les policiers, n’attendent plus les femmes devant les ferries pour les arrêter. Mais une personne qui commande des pilules abortives par internet reste passible de 14 années de détention…
Essayons de comprendre ce qui se passe en Eire (et en Ulster, puisque le vote aura lieu aussi en Irlande du Nord, à l’extérieur donc des limites de l’État – ce qui déjà, représente une situation insolite pour un juriste…)
Pour ce pays fondamentalement et culturellement catholique où cependant, les diverses Eglises protestantes et le judaïsme sont reconnus depuis les origines de la République, le pilier essentiel du droit, ce n’est pas la personne, mais la Famille. Tout découle de là, et cela explique certains paradoxes : les Irlandais sont en majorité plutôt progressistes, mais hésitent ou refusent de s’attaquer à ce pilier en apparence solide comme un roc.
Par exemple, le mariage entre personnes de même sexe a été reconnu en 2015 et le Taoiseach (Premier ministre) actuel âgé de 39 ans, Leo Varadkar, naguère médecin de profession, est gay et l’a annoncé publiquement ; en profondeur, pourtant, cette donnée apparaît aux Irlandais comme une péripétie à l’égard de données fondamentales que la grande majorité des citoyens refuse peu ou prou de voir menacées. Cette Grundstimmung traverse les opinions et partis politiques de manière transversale : ceux du Fianna Fáil, ceux du Fine Gael ou du Sinn Féin, la rose et le réséda, tous partagent un souci chevillé au corps de la cohésion nationale et de la continuité historique.
La Constitution de la République, établie en 1937 sous la présidence d’Eamon de Valera, entérine une disposition culturelle immémoriale et qui veut continuer à l’être. Elle l’entérine, et elle la valorise à l’extrême. Les tentatives assez nombreuses et successives de la modifier ont rencontré de très importantes difficultés ; elle a pourtant subi une trentaine d’amendements. En passant, une curiosité : la Constitution a été rédigée en gaélique et en anglais séparément, et les contenus ne se recouvrent pas de manière exacte ; cela d’autant moins que le rédacteur en gaélique n’était pas un juriste professionnel…
Cette Constitution et son contenu idéologique sont très largement le fruit de la lutte d’indépendance, menée à terme en mars 1922. A terme ? Non : la guerre civile dure jusqu’en avril 1923, puisqu’une fraction du Sinn Féin, le grand parti indépendantiste, refuse la cession des 6 comtés du nord à la Grande-Bretagne. C’est cependant l’un des dirigeants les plus intransigeants et les plus rigides, Eamon de Valera, qui fonde le Fianna Fáil et finit ainsi par accéder au pouvoir en 1932.
Et ô stupeur, voici le début du Préambule de cette Constitution promulguée en 1937 par de Valera et le Dáil Éireann (la Chambre basse), cette Constitution encore en vigueur aujourd’hui :
« Au nom de la Très Sainte Trinité, de laquelle découle toute autorité et à laquelle toutes les actions des hommes et des Etats doivent se conformer, comme notre but suprême,
« Nous, peuple d’Irlande,
« Reconnaissant humblement toutes nos obligations envers notre Seigneur Jésus-Christ, qui a soutenu nos pères pendant des siècles d’épreuves,
« Se souvenant avec gratitude de leur lutte héroïque et implacable pour rétablir l’indépendance à laquelle notre Nation avait droit,(…) »
Certes, l’avortement dans ce tableau céleste, cela fait tache, si l’on ose dire. Pour savoir de quoi il retourne, lisons le 8eme Amendement de l’Article 40. C’est cet Amendement que les Pro-choice, incarnés dans un mouvement largement populaire qui se nomme Together for Yes, se proposent de supprimer. De concert avec le précédent, l’Article 41 va de pair avec lui dans l’esprit des législateurs de l’Oireachtas (le Parlement bicaméral) : il pose l’importance primordiale de la Famille, et la protection de la femme.
Article 40.3, Amendement 8 : « L’État reconnaît le droit à la vie du fœtus et, en respectant pleinement le droit égal de la mère à la vie, garantit dans sa législation le respect de ce droit et, dans la mesure du possible, de le défendre et de le faire valoir par ses lois ».
Des restrictions concernant les situations de viol et d’inceste ont été rejetées en 1983. Elles continuent à être refusées par les partisans du 8e Amendement, notamment par John McGuirk le directeur de campagne du groupe Save the 8th, qui argue de ce que viols et incestes représentent 0,3% des motivations de l’avortement et que donc, les autres, « c’est tout le reste ». Le passe-temps favori des Irlandaises, ce sera donc bientôt d’aller se faire avorter dans leurs hôpitaux préférés au lieu de jouer au cricket, n’est-ce pas ?
Ce Monsieur n’est apparemment pas bien méchant ; son attitude est simplement caractéristique d’ un effacement volontaire et… culturel des diverses motivations personnelles (souvent dramatiques) de femmes elles-mêmes très diverses. Ajoutons par ailleurs que l’inceste est plutôt fréquent dans les régions reculées d’Irlande, comme partout dans le monde (il faudrait mentionner certaines régions françaises, ici…) ; bien plus fréquent que ne le laisse supposer Mister McGuirk.
Ainsi, fait remarquable : les comportements familiaux et « reproductifs » sont réglementés directement par la Constitution… Le fait en soi est déjà inhabituel à notre époque dans un pays européen et faisant partie de l’Union Européenne.
La femme irlandaise … En 1969, Carol Hanish publie un texte intitulé : The personal is political. On se situe exactement à l’opposé de ce qui sous-tend la société irlandaise et ses valeurs traditionnelles, exaltées depuis l’Indépendance. Domination de la Famille (et cohésion sociale très importante), effacement des droits personnels des femmes au nom de leur protection, aliénation ambivalente de leurs droits « reproductifs », c’est-à-dire du droit à disposer de leur corps et… de leurs fœtus : l’évolution a été très lente, un peu accélérée cependant voici peu par l’américanisation relative des mœurs et ce qu’elle implique d’individualisme.
Les dispositions fondamentales des législateurs et de la société allaient jusqu’à refuser aux femmes l’accès à tout emploi, y compris dans la fonction publique : par exemple, une femme ne pouvait devenir enseignante. Ni rien d’autre, d’ailleurs ! C’est le fameux marriage bar : une série de lois qui, voulant protéger les femmes des vicissitudes de la vie professionnelle, limitait leur horizon à leur intérieur familial et conjugal. Cette disposition n’a été supprimée qu’en 1973.
Une universitaire strasbourgeoise, Jeanne Da Col Richert, retrace dans un essai, La Dimension de l’Intime (PUC, 2008) l’évolution de ces dernières décennies, durant lesquelles l’héroïsme national obligé et le catholicisme fondamental ont cédé très lentement du terrain à la préoccupation féminine et au souci d’émancipation et de bonheur individuels. Jeanne met en perspective les particularités du féminisme irlandais : longtemps, il s’est soucié avant tout d’égalité juridique, en refusant de porter son action vers les droits reproductifs et l’émancipation personnelle des femmes à l’égard des contraintes familiales, conjugales et « reproductives ». D’où en partie le fait qu’en 1983 encore, un référendum portant sur l’avortement a rendu anticonstitutionnelle toute législation sur l’avortement ! On continuait donc, en 1983, à considérer que les mœurs, ce n’était pas la politique, et que pourtant, elles dépendaient de façon entendue et directe de la Constitution de 1937. Et de nombreux cas tragiques d‘avortement sont rapportés (celui d’Ann Lovett, par exemple, morte en 1984 à 15 ans dans une grotte…)
Paradoxalement,si la modération des militant(e)s féministes a fait avancer la protection sociale des femmes et leur protection à l’égard des brutalités masculines, elle a aussi fait perdurer leur minorisation. Ce n’est qu’après 1975 que le combat pour une réalisation personnelle a vraiment commencé, avec une figure de proue, Mary Robinson : droit à la contraception, à l’avortement, création de Rape Crisis Center (centres d’aide aux victimes de viols et d’incestes), reconnaissance du viol conjugal en 1991. Ces luttes pour la reconnaissance se heurtent sans cesse alors aux responsables politiques campés sur leur trône pontifical de gardiens de la catholicité culturelle.
Un facteur essentiel de ces changements, que rappelle Jeanne Da Col Richert dans l’essai mentionné : l’introduction dans les universités des Women’s Studies (autre influence américaine !) et de ses méthodes et procédés qualitatifs, et non plus seulement statistiques, avec ce que cela suppose d’appels (entendus!) au témoignage ; y compris au témoignage intime.
Actuellement, l’Irlande se situe dans une phase ultérieure, où l’impressionnant bond en avant de son économie et les progrès foudroyants de l’individualisme à l’anglo-saxonne produisent des effets ressentis dans l’Ile comme ambivalents : plus de liberté, plus de bonheur (et de malheur) individuels, plus d’angoisse ; et moins de cohésion, moins de solidarité, une identification un peu moins intense à la collectivité nationale.
Les résultats du vote de vendredi prochain le 25 Mai seront donc particulièrement intéressants.Ils entérineront peut-être une évolution très lente, mais évidemment indéniable. Reste à observer, si l’autorisation de l’avortement est votée, quelle législation positive et précise cette décision engendrera.
Beannacht ! (au revoir !)
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