La fabrique des abrutis – Lecteurs sensibles et censeurs

Prise entre les deux feux que sont les lecteurs sensibles et les lobbies réactionnaires, la chose écrite risque de plus en plus les autodafés sans flammes ni fumées, mais pas moins efficaces pour autant.

Les nouvelles technologies facilitent la censure plus qu’elles ne l’empêchent. Foto: mikemacmarketing / Wikimedia Commons / CC-BY 2.0

(Jean-Marc Claus) – Le roman policier d’Agatha Christie « Ten little nigers » publiée en 1939, est devenu « Ils étaient dix » en 2020 dans sa version française, mais il avait déjà été renommé « And then there were none » aux USA en 1940 ainsi qu’au Royaume-Uni en 1980, afin de ne choquer personne. Aujourd’hui, wokisme aidant et autres lubies individualistes atomisant la société, pour le plus grand bonheur des puissances d’argent, nous en sommes arrivés à soumettre des écrits à des lecteurs dits sensibles. Sensibles à quoi ? Aux représentations offensantes, stéréotypées ou encore inexactes, selon Radio Canada où Fanny Bourel détaille cette pratique s’ancrant au Québec.

Qu’une relecture permette, avant publication, de déceler les inexactitudes d’un texte, puis aide à les corriger, tant mieux car personne, excepté le pape depuis 1870, ne peut se prévaloir d’une quelconque infaillibilité, et plus sérieusement, tout auteur ou rédacteur gagne toujours à faire relire son texte. Par ailleurs, comme le souligne Claudia Larochelle dans l’article précédemment cité, un lecteur sensible fait des propositions, mais c’est à l’écrivain que revient la décision finale. Soit, mais lorsqu’on voit qu’aux USA une vague de censure sans précédent, qui l’année dernière a fait sortir des bibliothèques des écoles des centaines de titres aux sujets jugés inappropriés, il y a tout lieu de se questionner sérieusement sur ce qu’il advient de la liberté des auteurs.

D’un côté, des représentants de minorités sont sollicités pour rendre des textes lisses, et de l’autre des groupes de pression à coloration fortement religieuse, se livrent en toute tranquillité à de quasi autodafés. Cela ne se passe pas au Moyen-Orient, en Russie ou en Corée du Nord, mais dans le monde qui se dit libre. Une liberté grignotée de toutes parts, et notamment du côté de la littérature ou plus largement, de la chose écrite. On peut même se demander si les lecteurs sensibles et les censeurs, ne seront à terme remplacés intégralement par un monstre technologique nommé intelligence artificielle.

Loin de se cacher derrière le sempiternel « On ne peut plus rien dire ! », mis en avant par les réactionnaires de tous poils pour, sous couvert de liberté d’expression, débiter leurs insanités racistes et homophobes, il convient tout de même de se questionner sérieusement sur la tournure prise par notre société, et surtout les citoyens qu’elle est en train de fabriquer. Comment John Steinbeck aurait-il écrit « Des souris et des hommes », si en 1937 son texte avait été soumis à des lecteurs sensibles avant publication ? Le « Manifeste des 343 salopes » , paru dans le Nouvel Observateur le 5 avril 1971, sera-t-il un jour, suite aux pressions exercées par les lobbies bolloréens, interdit de figurer aux nombre des documents référencés par l’Éducation Nationale ?

Lire en faisant preuve d’éclectisme et de curiosité intellectuelle, permet de gagner une certaine hauteur de vue et élargit le champ de vision. Mais comment développer un esprit critique personnel, lorsque toute chose écrite est préalablement soumise à une implacable critique, visant à la rendre acceptable pour une constellation de groupes d’individus aux intérêts souvent divergents, pour ne pas dire opposés ? Un exercice relevant plus du grand écart que de l’équilibrisme, et dont la conséquence est immanquablement la fabrication d’esprits complètement bornés, se croyant du reste très ouverts. Un paradoxe du même acabit que l’en-même-tempstisme macronien procédant d’une pensée complexe pas vraiment à la portée du commun des mortels…

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