La fabrique des abrutis – Selfiemania…
La « selfiemania », miroir de la société où l’individu se prend pour le nombril du monde.
(Jean-Marc Claus) – Si les smartphones font partie des avancées technologiques pouvant parfois sauver des vies, car en cas d’urgence ils nous permettent d’appeler les secours depuis de nombreux points de la planète, leur usage intensif sur certains modes, dont celui à l’origine de la « selfiemania », ne grandissent pas l’humanité. En individuel, en duo ou en groupe, les selfies se substituent désavantageusement aux ennuyeuses projections de diapos qu’autrefois, à notre retour de vacances, nous imposions à nos amis venus boire un verre à la maison.
Se substituent désavantageusement, car en ce temps-là, l’épreuve ne durait qu’une soirée, alors qu’aujourd’hui, par le truchement des réseaux sociaux, le spectacle est permanent. Il y a fort à parier que d’ici quelques années, il devienne difficile de trouver sur le web une photo de Notre Dame de Paris, sans une tronche d’ahuri au premier plan, un cliché d’intérieur de restaurant sans devant le buffet une mine réjouie, persil entre les dents. Ne parlons pas des événements impliquant des personnalités, où certains se selfie-graphiant en compagnie des stars du moment, se font passer pour des VIP.
VIP, en réalité Very Impostor Photographer, car ils ne font pas de la photo, mais de l’image. Ce qui n’a rien à voir avec la photographie, mais aussi car leur présence au premier plan de tout et de tout le monde, tendrait à laisser croire qu’ils sont le centre du monde. Si Robert Capa, Henri Cartier Bresson ou Raymond Depardon avaient cédé à ce caprice, nous aurions aujourd’hui de piètres documentaires, sur les sujets qu’ils se sont attelés à traiter. Plus près de nous, et équipés de smartphones contrairement aux précédents, Céline Anaya Gautier et František Zvardon ne sombrent pas pour autant sans la selfiemania.
Peut-être est-ce là ce qui différencie le talent de l’absence de talent, soit avoir un message à transmettre et n’en avoir aucun excepté le pathétique « Regardez-moi ! ». La pratique du selfie se généralisant et se technicisant, ce message se réduira bientôt à « Moi ! ». Inutile d’ordonner de regarder, car la seule magnificence de mon auguste personne et le magnétisme se dégageant de mon image, attirent irrésistiblement les regards. « Les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer les images », disait Jean Cocteau. Aujourd’hui, les selfiemaniaques ne se limitent pas à se mirer dans leurs miroirs technologiques, ils envoient leur(s) image(s) à tout le monde.
Conduire l’individu à se considérer comme le centre du monde, amène à lui faire perdre tout sens du collectif. Même lorsque les selfies sont collectifs, leurs auteurs n’échappent pas au narcissisme nombriliste, car si à leurs yeux, le groupe avait pour le moins autant d’importance qu’eux-mêmes, ils pourraient le photographier sans apparaître au premier plan, ou alors s’y faire photographier par un tiers en se fondant dans le collectif. Nous sommes passés en très peu de temps de « Où est Charlie ? » au très bref « Je suis Charlie. », puis à « Regardez Charlie ! » qui se résume aujourd’hui à « Charlie ! ». C’est peut-être un détail pour vous, mais pour la marche du monde ça veut dire beaucoup.
Ça veut dire beaucoup car, comme pour la culture du clash et des punchlines qui sont en réalité des marques de profonde inculture, la selfiemania vise également à atomiser la société en rendant les individus dociles, s’abrutissant eux-mêmes avec des moyens que les puissances d’argent mettent à leur disposition. Imaginez qu’au temps préhistoriques, répondant à la suggestion qui leur aurait été habilement faite, nos lointains ancêtres se soient mis à s’assener eux-mêmes de grands coups de massue sur la tête, persuadés que ça les rendrait plus beaux et plus intelligents. C’eut été la fin de l’histoire, avant même qu’elle ne commence.
Passend zum Thema dieser Link zum Deutschlandfunk (leider nur auf Deutsch):
https://www.deutschlandfunk.de/fotograf-guy-meyer-102.html
Die Frage hinter all den Fragen zur Smartphonefotografie, die in diesem Radiobeitrag gestellt wird: Warum kam diese technische Möglichkeit der Dauerfotomanie ausgerechnet heute auf uns nieder? Viel Spaß beim Hören! Und die ein oder andere Erkenntnis natürlich auch…