La Roumanie présidente de l’Union Européenne

Un vivant paradoxe dans un contexte national-populiste

Tudorel Toader (à dr.), le ministre roumain de la Justice, avec sa petite camarade Carmen Dan (à g.), ministre de l'Intérieur (printemps 2018) Foto: Annika Haas Arno Mikkor / Wikimédia Commons / CC-BY-SA 2.0Gen

(MC) – « Mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison » (dixit l’immaculé philosophe Liviu Dragnea, président de la Chambre des députés roumaine)

C’est au tour de la Roumanie de prendre la présidence de l’Union Européenne pour les 6 mois à venir, jusqu’en juillet 2019 donc. Une présidence très paradoxale, puisque les relations entre ce pays de 20 millions d’habitants et les institutions européennes sont sur le fil d’une situation conflictuelle. Quels peuvent donc être les effets de cette présidence, tant pour l’Union que pour la Roumanie elle-même ?

Le problème est difficile. Pour illustration, l’ambassadeur du Danemark à Bucarest en poste depuis début août 2018, Søren Jensen, s’est exprimé tout récemment au micro du média roumain hotnews (https://www.hotnews.ro/). Il a déclaré : « (…) Quand un pays rejoint l’Union Européenne, il rejoint une sorte de club, avec ses règles et ses valeurs. Le rôle de Bruxelles est de faire respecter ces règles, comme un arbitre le fait lors d’un match de foot. La justice doit rester indépendante ; aucun contrôle politique ne doit peser sur le système judiciaire. Ce conflit, malheureusement, nous l’avons avec d’autres membres de l’Union en ce moment, et nous espérions ne pas le connaître avec la Roumanie. » Et Søren Jensen ajoutait : « La Roumanie prend la présidence au moment où l’ UE doit absolument se montrer forte, que les Etats européens se serrent les coudes pour affronter les défis de l’après-Brexit, des événements en Ukraine et en Russie, ceux de la concurrence commerciale avec la Chine, du gouvernement américain… »

On ne saurait mieux dire : à première vue, il y a comme un hiatus entre la complexité de la situation internationale et les turpitudes du gouvernement roumain, dans un pays où démagogie populiste, corruption, autoritarisme et entraves à l’indépendance de la justice sévissent de plus en plus gravement.

Paradoxe donc d’un Etat qui prend la présidence de l’UE tout en dénonçant les « ingérences de Bruxelles » dans sa politique intérieure… Certes, on connaît malheureusement cela dans bien d’autres pays européens. En tout cas, en Roumanie, le PSD (ou Parti « social-démocrate ») au pouvoir depuis décembre 2016 continue sa partie de bras de fer avec le président Klaus Iohannis, issu lui d’un parti de droite, le Parti national libéral, et qui se voit contraint de jouer le défenseur du droit, de la rectitude fiscale et de l’indépendance de la justice, en effet fort malmenée depuis l’an dernier.

Fin novembre 2018, le gouvernement a procédé à un nouveau remaniement ministériel (on n’arrive plus à les compter sur les doigts de la main…), parce que certains ministres osaient prétendre à l’outrecuidance scandaleuse de s’opposer à Liviu Dragnea, le président de la Chambre des députés, l’homme fort du gouvernement, champion quasi toutes catégories de la corruption (il ne manque plus grand-chose à son tableau). Le président Iohannis, de plus, fait obstruction à l’investiture de deux ministres : celui des Transports et celui du Développement régional. Pour ce qui est du second, Klaus Iohannis veut ainsi empêcher que le favoritisme et la corruption ne sévissent trop durement à l’occasion de la redistribution des fonds dans les régions. – Et mieux encore : le ministre délégué aux Affaires européennes,Victor Negrescu (33 ans), a démissionné de façon retentissante début novembre dernier, pour le motif que des responsables du PSD lui ont reproché « de ne pas avoir réussi à amadouer Bruxelles » au sujet de la fameuse réforme de la justice…

Toutes ces raisons font que, situation inédite, un Etat de l’UE, la Finlande, est allé jusqu’à proposer d’assurer la présidence à la place de la Roumanie !

La fiscalité roumaine elle aussi est sous le feu des critiques : autoritaire, brutale, menée sans réelle consultation des syndicats (ni des chambres de commerce), elle défavorise les entreprises nationales et multinationales au profit des fonctionnaires du gouvernement. Et personne ne s’y retrouve plus : les règles fiscales sont devenues confuses et d’une complexité kafkaïenne, au point que la population critique de manière de plus en plus virulente, depuis 2017 surtout, son caractère intensément et absurdement bureaucratique. Pour beaucoup de gens, le PSD, largement héritier du pouvoir communiste d’avant 1989, semble réinstaller son pandemonium post-stalinien…

La Commission Européenne, dans son Rapport (18 pages) du 18 novembre 2018, tire les conclusions du mécanisme de coopération et de vérification (MCV) auquel est soumise la Roumanie (et avec elle, la Bulgarie). Parmi les 8 recommandations contraignantes qu’expose ce rapport, on trouve la suspension immédiate de l’application des lois de justice et des ordonnances d’urgence relative, et celle des procédures de nomination et de révocation des procureurs en chef. La 2ème recommandation évoquée ici fait allusion à la révocation scandaleuse de Laura Codruţa Kövesi,que nous avons évoquée plusieurs fois dans Eurojournalist. Madame Kövesi était la dirigeante de la DNA (Direction Nationale Anti-corruption), cette admirable institution anti-corruption mise en place avant l’arrivée du PSD au pouvoir et dont beaucoup de pays européens devraient s’inspirer, n’est-ce pas. Ce texte de la CE fait aussi allusion à la révocation non encore accomplie, mais projetée, d’ Augustin Lazăr, procureur général, par le même Tudorel Toader, ministre PSD de la Justice.

Mais le gouvernement PSD s’y pliera-t-il ? Il ne semble nullement en avoir l’intention. « La Roumanie n’acceptera plus de se faire traiter comme un Etat de second ordre », a clamé Dragnea le 16 décembre dans un discours d’une heure et demi. « Nous voulons garder le droit d’avoir nos propres opinions (…). Je n’accepterai plus les bobards venant de l’Ouest, qui prétendent que nous édictons des lois pour notre propre compte. » Et la Première ministre, Viorica Dăncilă, a renchéri : « Nous n’acceptons plus de sanctions comme celles qu’on nous a infligées dans le passé, pour la seule raison que nous sommes un pays de l’Est de l’Europe ! »

Et joignant le geste à la parole, Tudorel Toader a remis au Président Iohannis, le 27 décembre, la demande de révocation d’Augustin Lazăr, opposant au PSD et à sa petite camarade au pouvoir, l’ALDE (Alliance des libéraux et des démocrates pour l’Europe (!). Il a aussi remis pour la énième fois la demande de remplacement de Madame Kövesi par Adina Florea, pâle ectoplasme de Toader. Le Président résiste – mais combien de temps encore ?

Enfin, last but not least, une ordonnance de grâce et d’amnistie devrait être adoptée le 15 janvier. C’est ce projet même qui est à l’origine des monstrueuses manifestations de la fin 2017, les plus vastes depuis la chute du Conducator Nicolae Ceauçescu et de sa géniale épouse, en 1989. C’est que l’intention même qui y préside est la grâce et l’amnistie des pauvres politiciens corrompus, martyrisés par la justice alors qu’elle bénéficiait encore d’un reste d’indépendance et de probité.

Et l’un des hommes les plus directement concernés est… Liviu Dragnea. Le président de la Chambre des députés n’a pu devenir premier ministre, et on le plaint très fort : en effet, une condamnation à 2 ans de prison pour fraude électorale (en 2016) l’en a empêché. S’ajoute à cela une condamnation à 3 ans et demi tombée sur lui l’été 2018, pour emplois fictifs cette fois. Les soupçons de faits de corruption et de fraude aux fonds européens s’accumulent par ailleurs contre lui.

Mais Liviu Dragnea n’a pas envie d’aller en prison. Il est vrai que l’état des prisons roumaines est encore bien pire que celui des prisons françaises ; c’est vous dire.

En tout cas, il faudra impérativement que les institutions européennes exercent la pression la plus forte possible sur le gouvernement roumain pour que, occupant la présidence de l’UE, elle en respecte les règlements les plus pressants.  Une année mouvementée s’ouvre pour l’Europe, décidément.

 

 

 

 

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