L’Allemagne a-t-elle mangé son pain blanc ?

Quand le miracle économique risque de tourner au cauchemar !

Un exemple pour l'échèc de grands projets en Allemagne. La "ligne de la chancelière" du métro berlinois - livrée en retard, chère et utilisée par personne - donc superflue. Foto: © Kai Littmann

(Par Alain Howiller) – Les médias allemands ont le sens de la formule qui frappe et le moins qu’on puisse dire c’est qu’un récent titre du quotidien conservateur «Die Welt» a provoqué quelque émoi Outre-Rhin. Il ne s’agissait ni du dernier scandale qui aurait secoué la «république exemplaire» des bords de la Spree, ni d’un fait divers sanglant et encore moins d’une naissance au sein du gotha allemand. Il s’agissait ni plus ni moins d’économie et le titre soulignait : «Das grosse Hurra der hochmütigen Deutschen» (littéralement le «Le grand hourra des arrogants Allemands») et en sous-titre le journal précisait : «La conjoncture boome, les citoyens vivent dans une ambiance de conquête de la planète. L’arrogante Allemagne regarde de haut les autres nations, ses concurrentes économiques et elle entend se présenter en exemple à suivre. Mais le déclin a commencé depuis longtemps dans notre pays !…»!(1)

Pourtant l’Allemagne aligne les chiffres positifs : première ou deuxième (devant ou après la Chine selon les années) pays exportateur du monde, un enviable taux de croissance de 1,5% cette année, un taux de chômage de quelque 6% (moitié moins qu’il y a dix ans), une économie fondée sur la concertation et du dialogue social, des entreprise dynamiques dont les fleurons viennent de racheter, en septembre, quatre entreprises américaines, un climat politique apparemment apaisé avec une Chancelière désignée pour la quatrième année consécutive comme la femme la plus puissante du monde !

Quand la croissance ralentit ! – Certes, on attendait un taux de croissance de 2% cette année : il a dû être ramené à 1,5%, ce qui correspond -à tout prendre- au taux retenu par le pacte rédigé comme base pour la «Grande Coalition – GroKo». Certes, l’indice de confiance des consommateur, effrayés par une situation internationale tendue, a reculé en Septembre et en Octobre, rejoignant le niveau de l’indice de Février qui avait été le plus bas de l’année. Certes, le chômage est tombé, en moyenne, à 2,7 millions personnes contre plus de 5 millions il y a dix ans, mais les chefs d’entreprises redoutent l’effet des réformes qui vont être engagées par la Groko.

Au nombre de ces réformes : l’introduction progressive d’ici à 2017, d’un salaire horaire minimum à 8,50 euros, la possibilité de prendre sa retraite à 63 ans (au lieu de 67) pour ceux qui auraient cotisé 45 ans, le relèvement des retraites (notamment au profit des retraités de l’ex-DDR, qui perçoivent moins qu’à l’Ouest), l’obligation d’aligner dans un court délais le salaire d’un salarié à temps partiel sur le salaire de celui qu’il est amené à remplacer, l’obligation d’aligner le salaire des intérimaires sur le salaire moyen en usage dans la profession qu’ils exercent, l’obligation de payer les stagiaires et de remonter le traitement des jeunes salariés.

Les peurs du patronat ! – Le patronat redoute que ces mesures pèsent sur les embauches, notamment de jeunes (certains experts chiffrent les «non-embauches» entre 400.000 et… 1 million !). Il redoute que l’avancement de l’âge de la retraite, n’incite un certain nombre de salariés à quitter leur emploi alors qu’on manque déjà de main d’oeuvre.

Pourtant, dans une récente interview Marcel Fratzscher, Président de l’Institut allemand pour la recherche économique (DIW-Berlin) trouvait, en quelque sorte, des aspects positifs à ces mesures dans une économie où règnent temps partiels, faibles rémunérations et mauvaises compensations financières pour les chômeurs. «(Malgré le manque de main d’oeuvre)… nous connaissons… un sous-emploi. Le nombre d’heures travaillées globalement a nettement moins augmenté que le nombre d’actifs. Cela signifie que de nombreux salariés travaillent à temps partiel, quand ils travailleraient volontiers davantage… Si on regarde l’évolution des salaires réels, les 60% d’Allemands les moins bien payés ont un salaire réel inférieur à ce qu’il était en 2000 ! Ces dernières années les investissements publics, en Allemagne, ont été inférieur d’un tiers à ce qu’ils ont été dans les autres pays industriels… L’Allemagne dépense moins que d’autres pays industriels pour la formation… L’épargne allemande a beaucoup augmenté ces quinze dernières années et l’investissement beaucoup diminué… Même la France et l’Espagne investissent davantage : du coup, la productivité augmente peu, les salaires aussi etc… », conclut l’interviewé(2).

Avant que n’éclate la «bulle» ! – Dans son article, «Die Welt» estimait que l’Allemagne tiendra encore deux ans (finalement le temps que mettront les nouvelles mesures à jouer pleinement) à l’actuel «niveau plateau», avant de reprendre une courbe de déclin. Avant de voir d’étrangler le chant du cygne de la prospérité allemande et que n’éclate la bulle du succès.(3).

Il est vrai que l’Allemagne doit affronter des tendances lourdes qui, au premier chef, ont nom démographie et son corollaire inévitable : l’immigration qui, ici comme ailleurs, est de plus en plus contestée par l’opinion. Des tendances encore alourdies par des Länder de l’ex-DDR qui peinent à décoller : l’économie se situe toujours 30% en dessous du niveau de l’Ouest et le revenu moyen s’y établit en dessous de 1.000 € / mois contre 1.837 euros à l’Ouest. Parmi ce que j’appelais les «tendances lourdes», il y a le coût d’une «transition énergétique» sous-estimée (ici comme ailleurs !), l’impact de la réduction des dépenses publiques encadrées, dès l’année prochaine, par la règle de l’équilibre budgétaire qu’il sera difficile de tenir sans conséquences.

Le poids de la démographie. – La courbe démographique nous apprend que le taux de personnes âgées est, ici, le plus élevé élevé en Europe et que le nombre des naissances y est le plus bas ! Depuis 1972, la population allemande, compte tenu du rapport naissances / décès, ne se renouvelle plus tandis que, d’après les estimations, en 2040 les 2/3 de la population auront plus de 70 ans ! Seule l’immigration a permis de à l’Allemagne de passer de près de 79 millions d’habitants, en 1975, à près de 81 millions en 2013 ! Le pays compte un peu plus de 7,5 millions d’étrangers aujourd’hui : l’immigration -le contrat de coalition de la GroKo l’a souligné- est indispensable. L’Allemagne est déjà, après les Etats Unis, le pays qui accueille le plus d’étrangers. Les prévisionnistes estiment qu’il faudrait 1,5 million de travailleurs immigrés de plus d’ici à 2025 ! Perspectives ouvertes à un moment où l’immigration fait débat !

Grâce à la voix de Winfried Kretschmann, Ministre-Président «vert» du Bade Wurtemberg, la deuxième chambre allemande (le Bundesrat) a adopté, après le Bundestag, une loi qui tend à contrôler l’immigration des ressortissants d’un certain nombre de pays des «Balkans» (Serbie, Macédoine, Bosnie-Herzégovine, Albanie, Montenegro) dont l’immigration était facilitée. Ces pays étaient considérés comme connaissant une situation de guerre, justifiant l’existence de réfugiés politiques.

Polémiques autour de l’immigration. – Lors des dernières élections régionales, la progression, en suffrages, de «l’Alternative pour l’Allemagne-AfD» ne trompe pas : ce parti plaide pour une restriction de l’immigration. Le débat autour de l’attribution automatique de la nationalité allemande aux enfants d’immigrés nés en Allemagne voire de les faire bénéficier d’une double nationalité, est un autre.

Autre signe : la réaffirmation solennelle du gouvernement que sur le territoire, seule la loi allemande s’exerçait. Une affirmation nécessaire après qu’un groupe salafiste ait déambulé, à Wuppertal (dans la Ruhr), avec des gilets rouges marqués «Police de la Charia» : les porteurs de gilets prétendaient contrôler les musulmans, en leur rappelant les principes du Coran et de la Charia : arrêtés, ils ont prétendu qu’il s’agissait d’une mascarade relevant de l’humour. Les musulmans se sont, Outre Rhin comme ailleurs, mobilisés le jour même de la Fête Nationale allemande -le 3 Octobre- pour organiser une «journée portes ouvertes dans les mosquées» : une occasion pour présenter un Islam serein, pacifique et authentique.

La «mascarade» de Wuppertal. – La «mascarade» de Wuppertal a d’autant moins fait rire que les affrontements entre salafistes et policiers ne sont pas rares et que dans nombre de villes allemandes (à Berlin ou Hambourg, par exemple) les manifestations d’immigrés demandant des permis de séjour sont devenus fréquents ! Tout comme sont devenus relativement fréquents, les actes anti-sémites souvent liés aux sinistres «exploits de salafistes» ou d’une extrême droite qu’on a voulu ignorer pendant longtemps.

Si d’après une étude de l’université de Leipzig, l’anti-sémitisme (plus ancré dans les Länder de l’Est que de l’Ouest) se retrouve chez 5,1% des Allemands (contre 8,6% , lors d’un sondage d’il y a deux ans), ce reflux n’a pas pesé sur la participation de milliers de Berlinois à la manifestation organisée Porte de Brandebourg. «Debout ! Plus jamais, la haine des Juifs», ont-ils clamé, Chancelière en tête, en présence des représentants du monde politique, syndical, des autorités religieuses, des représentants de la communauté musulmane.

Dans ce contexte, une étude de l’Université Libre de Berlin, qui a interrogé 7.500 jeunes, révèle que 40% des sondés estiment qu’il y a peu de différences entre National-socialisme, DDR et la République Fédérale : ils étaient nombreux à estimer que le Troisième Reich et la DDR n’étaient pas des dictatures.

Les églises aussi… – Quoi d’étonnant si 2014 devait être une année record pour le nombre de fidèles ayant demandé à ne plus acquitter l’impôt du à une église qu’ils ont officiellement quitté : le phénomène touche les confessions évangéliques et catholiques. Il y a eu d’ores et déjà autant de départs cette année que lors de toute l’année 2013 ! L’année dernière, l’église catholique (dont les chiffres ont été diffusés par la conférence des évêques) avait perdu 179.000 fidèles ! Il n’est pas certain que la mise en application de la très vertueuse règle de l’équilibre budgétaire n’ait pas de conséquences sur la situation d’un pays où le culte des économies a déjà des conséquences dommageables.

Cela s’est vu à l’occasion des polémiques ayant entouré les chiffres concernant l’état de l’armée : les économies pratiquées, notamment dans l’acquisition de pièces de rechange ou dans l’entretien du matériel, ont conduit les trois armes -terre, marine et aviation- à souligner qu’elles étaient dans l’incapacité d’accepter des missions sur des théâtres d’opération extérieurs, faute de matériel en état. La quasi-totalité des sous-marins, près de la moitié des chars, des avions ou des hélicoptères ne peuvent être engagés par une armée qui a atteint -avec plus de 5.000 hommes engagés dans le monde- le plafond de ses possibilités. Le gouvernement allemand affirme qu’il pourrait, en cas de besoin, tenir les engagements pris dans le cadre de l’OTAN, mais tout porte à croire que la situation mettra des années à se résorber. La Ministre de la Défense -Ursula von der Leyen- l’a reconnu, elle qui, finalement, a hérité d’une situation qui pourrait bien lui coûter l’espoir qu’elle avait de succéder à Angela Merkel en 2017 !

Le piège de l’équilibre budgétaire ! – Déjà le Ministre des Finances Wolfgang Schäuble, a déclaré qu’on pourrait trouver des aménagements à la règle pour les Länder qui ne pourraient pas l’appliquer lorsque, en 2020, elle les concernera. De fait, un certain nombre de Länder (Brême, la Thuringe, Berlin pour ne citer que ceux là) sont déjà financièrement étranglés et au bord de la faillite.

Si l’Allemagne envisage d’introduire un système de péages sur l’ensemble de son réseau routier, c’est parce que ce réseau est dans un mauvais état et qu’on ne sait comment faire face aux besoins ! Il est vrai aussi que nombre de villes ou de Länder se sont parfois engagés, avec la complicité de l’Etat, dans des travaux pharaoniques mal étudiés, dont la réalisation a pris des années de retard et des… millions de surcoûts : il n’est qu’à citer le nouvel aéroport Willy Brandt (5 ans de retard !) ou la nouvelle ligne de métro dite «de la Chancellerie (2 ans de retard) à Berlin, la gare souterraine «S 21» de Stuttgart (déjà trois ans de retard), la Philharmonie de l’Elbe à Hambourg ou le métro sous la vieille ville à Cologne (4 ans de retard).

Tout semble converger pour marquer des changements profonds en Allemagne qui est loin d’être ce pays de Cocagne dont rêvent beaucoup. Le pays n’est sans doute plus non plus ce tiroir-caisse qui paiera pour ceux qui, au sein de l’Union Européenne, espèrent que la souplesse et la richesse allemandes les aideront à sortir de leurs propres crises. «L’Allemagne paiera» risque fort de rester un slogan d’un autre temps. Nées du doute, la rigueur et l’austérité campent sur les bords de la Spree : le prix à payer risque d’être lourd pour tout le monde.

1) Die «Welt» du 25 Septembre.
2) Le «Monde» du 26 Septembre.
3) Lire «Die Blase» (la «Bulle») de Olaf Gersemann ou «Die Deutsche Land-Illusion» («La Grande illusion Nationale Allemande») de Marcel Fratzscher.

Dieser Artikel erschien zuerst bei “L’Ami Hebdo” in Frankreich, für deren freundliche Genehmigung für die Zweitveröffentlichung wir herzlich danken!

1 Kommentar zu L’Allemagne a-t-elle mangé son pain blanc ?

  1. Depuis que Berlin est redevenue capitale de l’Allemagne, ce pays s’éloigne du modèle rhénan incarné également par Bonn, l’ancienne capital, pour se rapprocher d’un modèle un peu plus prussien … C’est dommage.

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