L’annonce faite à la femme

Au milieu du débat sociétal concernant une possible grâce présidentielle pour Jacqueline Sauvage, Esther Heboyan jette un coup d’œil sur la violence quotidienne contre les femmes.

La violence contre les femmes se transmet de génération en génération et personne n'a encore rompu ce cercle vicieux. Foto: Concha Garcia Hernandez / Wikimedia Commons / CC-BY-SA 3.0

(Par Esther Heboyan) – Un soir de semaine à la gare d’Arras, un groupe de jeunes Italiens, de toute évidence en excursion scolaire, se chamaille et s’excite, se réconcilie et se rebiffe. Des adolescents et adolescentes d’une élégance néo-gothique, sombre mais pas trop, rebelle mais pas trop, bref d’un chic européen bourgeois et bon genre comme celui que les magazines de mode étalent, été comme hiver. C’est le début du vingt-et-unième siècle. Mais les jeunes gens et les jeunes filles continuent de poser et de se pâmer sur les pages lisses du monde globalisé. Les années soixante sont bien finies. Le look hippie n’est plus en vogue. Le style grunge des années quatre-vingt-dix est resté au vestiaire. Les jeunes Italiens sont dans l’air du temps : paraître, séduire, conquérir, dominer. Les jeunes hommes sont beaux, les jeunes filles sont belles. Et leurs paroles vives, rondes, rieuses se dispersent dans le hall de la gare d’Arras.

Très vite, les choses se gâtent. Les paroles s’affolent. Les rires deviennent railleurs. Un groupe de lycéens, en classe jour après jour, dans la cour de l’établissement ou en voyage à l’étranger, demeure une entité en équilibre fragile. Par conséquent, le visage d’un jeune homme se crispe. Il se sent offensé, ou peut-être juste énervé, par une jeune fille. Qu’a-t-elle dit, insinué, fait ? Pourquoi soudain tant de colère chez ce jeune homme ? Est-ce une vieille histoire qui a resurgi ? S’agit-il d’un incident qui vient de se produire ? Est-ce leur façon à eux de communiquer, d’exister l’un pour l’autre, de s’aimer ? Ou bien ont-ils fait vœu de rester ennemis à tout jamais ? Pour le pire, assurément, car le meilleur n’a pas droit de cité dans le monde des hommes et des femmes, même à cet âge précoce de la vie, même au commencement du vingt-et-unième siècle. Et l’instant d’après, le pire arrive.

Le garçon bouscule la fille, la violente en lui serrant le cou et en la faisant tourner sur elle-même. Leurs camarades assistent à la scène sans réagir, comme s’ils étaient habitués à la démonstration de force masculine dans l’espace public. La maltraitance physique infligée à la jeune Italienne n’émeut ou n’indigne personne dans le groupe venu effectuer un séjour linguistique en France afin de mieux préparer leur avenir, comme on dit. Cet avenir personnel et professionnel qu’ils osent rêver meilleur, prometteur. On imagine que les enseignants qui ont organisé ce voyage culturel ainsi que les parents qui l’ont financé ont eu le même rêve. Un authentique apprentissage de la langue française (pourquoi pas ?), une plus grande compréhension de la civilisation européenne (une ambition parmi tant d’autres), un enrichissement pour chacun des élèves (qui n’ont pas encore découvert la Thaïlande) et pour la communauté (la paix sociale à la clé ?). Le dandy italien à la mèche tombant (faussement) négligemment sur le front, de seize ou dix-sept ans à peine, d’une mince charpente dépassant les autres, a tout appris, tout compris. Il a allègrement franchi toutes les étapes de sa socialisation en famille, en milieu scolaire, dans la cité, dans l’Europe et le monde d’aujourd’hui et de demain, pour mieux tenir son rêve entre ses mains – une tête de jeune fille. Un Salomé avec un sexe d’homme, surgi de l’ère post-Visconti, originaire de Milan ou de Rome (peu importe). Un bourreau qui ne craint pas la damnation. Un Salopard.

Car non content de torturer et de faire crier la jeune fille, qui l’a apparemment offensé ou juste énervé, le bourreau fait preuve d’ingéniosité. Il sort un briquet de sa poche, l’approche de la tête de sa victime et commence à brûler la pointe d’une longue mèche brune sur une tête frisée. La jeune Italienne ne s’en aperçoit pas immédiatement et le groupe de copains et copines contemple la scène avec passivité. Lors de l’altercation qui éclate inévitablement entre le jeune homme et nous (moi l’invectivant en anglais, l’autre passante le raisonnant en italien), le bourreau en culottes courtes ne fléchit pas. Chacun ses affaires, nous n’avons pas à nous immiscer dans les siennes. Not your business ! Mesdames qui prêchez, revendiquez, condamnez, passez donc votre chemin. D’ailleurs, il ne fait rien de mal. Il a même l’air de dire que c’est un jeu. Pire, elle, la jeune fille un peu trop véhémente, mérite son sort. Elle n’avait qu’à rester tranquille. (Mais au fait, qu’a-t-elle dit, insinué, fait ? A-t-elle ri trop fort, pas assez fort ? Est-elle coupable d’un trait d’esprit jugé insupportable ? A-t-elle commis un geste malvenu ?) Quelques mèches de cheveux calcinées par la flamme d’un briquet ne vont pas la tuer. Il n’est pas si idiot !

Jeune homme, je suis au regret de vous dire ce jour-là et une décennie plus tard, que si, justement, vous êtes un parfait idiot. Le prototype même du macho bourgeonnant, un monstre en devenir, le chaînon manquant entre le beau gosse de la téléréalité qui drague et insulte ses prétendantes à coups de pectoraux ou de gueulantes et l’homme modèle, maître-tyran en son foyer, riche ou pauvre, d’ici ou d’ailleurs.

Jeune homme, je vous ai revu l’autre soir. Vous apparaissiez dans un documentaire de la télévision française. Vous êtes un lycéen parmi d’autres. Des garçons aux cheveux courts, des filles aux cheveux longs. Une chaîne publique vous filme déambulant dans la cour de récréation, puis assis sagement dans votre salle de classe, débattant des événements tragiques de l’année 2015.

L’émission est sans intérêt car l’espace de liberté qui vous est accordé à tous n’est prétexte qu’au dévidement de lieux communs, même si les professeurs s’évertuent à creuser votre intelligence. Juste avant la discussion, dans une scène d’extérieur qui vous montre de dos en compagnie d’une camarade, un détail retient mon attention : pour une raison restée inconnue (non élucidée par le réalisateur, à dessein ou non), une raison qui restera injustifiée, indéfendable jusqu’à la fin des temps (celui que les guerres et les catastrophes en tous genres nous laisseront), vous avez empoigné et tiré sauvagement la chevelure de la jeune fille (votre amie et confidente ?) qui se trouvait à vos côtés.

Nous sommes en 2016. Jeune homme de France et jeune homme d’Italie (by the way, qu’êtes-vous devenu ?), quel est le message destiné à vos camarades filles ? Que la violence anodine faite à leur corps est ancrée dans les mœurs et n’est l’affaire de personne ? Qu’une jeune fille doit s’attendre à se faire tirer les cheveux dans une cour de lycée et se faire brûler les cheveux dans un hall de gare ? Que tout cela finalement est d’une banalité à faire dormir les crapauds ? Le discours sous-jacent étant que les crapauds, ceux-là mêmes voués à se changer en princes protecteurs ou du moins en compagnons respectueux, s’accordent le loisir de se transformer en salauds, le temps d’un geste. Gifle, coups, abus et humiliations de toutes sortes. Le geste qui se répète pendant toute une vie : quarante-sept ans d’enfer conjugal pour la Française Jacqueline Sauvage, des sévices perpétrés par un mari violent et violeur. Le geste qui se répète à plusieurs, preuve d’un machisme collectif éhonté : les agressions sexuelles menées contre les femmes allemandes pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, des actes odieux commis par des hommes d’origine essentiellement animale mais non encore identifiés.

Hommes de tous les pays, quelle est cette annonce faite à la femme ?

Esther Heboyan est journaliste, écrivaine et enseigne la littérature américaine à l’Université d’Artois.

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