Le bonnet de nuit de Horst Seehofer
A chaque fois que Horst Seehofer s’exprime, il fait irrésistiblement penser au vieux Wotan.
(MC) – Wotan est un dieu retraité depuis bien longtemps, mais que comme on sait, Richard Wagner a remis en service comme balayeur de la modernité industrielle dans la deuxième moitié du XIX° siècle.
Quel rapport entre le Dieu borgne et Seehofer ?
Horst Seehofer, ministre CSU actuel de l’Intérieur, des Travaux publics et de la Patrie (si si, de la Heimat !) est un conservateur chenu, avec ce que cela implique de mélancolie. En 2015, quand les Sarrasins ont assiégé la vieille Allemagne héroïque sur son rocher entouré de flammes (et à d’autres occasions, il a prononcé des paroles analogues), le ministre a déclaré : « Deutschland soll so bleiben, wie es ist. » (l’Allemagne doit rester telle qu’elle est). Dans ce verbe « sollen », il y a une relative ambigüité : il signifie une sorte d’obligation molle, moins contraignante que ce qu’exprimerait le verbe « müssen ». Quoi qu’il en soit, selon ce grand sage, l’Allemagne devrait donc rester ce qu’elle est. Mais pourquoi et comment ?
Une société peut-elle demeurer « ce qu’elle est », c’est-à-dire aussi sans doute, ce qu’elle était ?
On décèle beaucoup de mélancolie et de nostalgie dans le conservatisme, bien évidemment : nostalgie de l’enfance, nostalgie d’une harmonie en réalité recomposée par l’esprit, toujours apte à se bercer d’illusions qui balancent nonchalamment le conservateur du passé au futur en passant par le présent…
Et cependant, nous savons par expérience qu’une durée unie et cohérente, cela n’existe pas ; il n’y a jamais eu de passage harmonieux et tranquille du présent au futur ou du passé au présent. Le monde et l’humanité évoluent essentiellement par sauts, par ruptures brutales, par catastrophes ; et cela le plus souvent (l’Histoire nous l’enseigne) dans une grande violence. Un certain progressisme un peu naïf repose d’ailleurs sur la même illusion : en réalité, on peut réformer, et révolutionner, mais jamais avec une assurance stable et somme toute confortable d’un élan continu vers le mieux. Nous progressons principalement par catastrophes surmontées : la Réforme du XVI° siècle, la guerre de Trente ans, Napoléon… toutes ces saignées gigantesques ont amené des… progrès.
Et revoilà le vieux Wotan avec son œil borgne. Souvenons-nous que ce vieillard à la fois sage et fou s’accompagnait toujours de ses deux corbeaux, nommés Huginn et Muninn, qui voletaient sinistrement à hauteur de sa tête chevelue. Ces deux corbeaux symbolisaient en fait l’intelligence et la mémoire. Mais aujourd’hui, Horst Seehofer, notre mélancolique Wotan, est accompagné de deux autres drôles d’oiseaux. Leurs noms proviennent de la sphère militaire. Il s’agit de Snafu et de Fubar. Snafu pour : Situation Normal, All Fucked Up (Situation normale, tout est foutu), Fubar pour : Fucked beyond all repair (Foutu au-delà de toute limite). Deux oiseaux bien avisés : le conservatisme a besoin en effet qu’on lui rappelle sans cesse que la réalité est faite de ruptures incessantes, de catastrophes. Jean Schumpeter l’économiste, avec sa thèse de la destruction créatrice, est sans doute bien davantage dans le vrai que par exemple, Edmund Burke, le grand critique (d’ailleurs partisan des Lumières) de la Révolution française à la fin du XVIII° siècle. « Tout ce qui naît vaut bien d’être anéanti », dit le méchant Mephisto dans le Faust de Goethe ; méchant, mais pertinent.
Encore est-ce là le diable qui parle. Il n’en est pas moins vrai que ce qui mérite d’être sauvé doit l’être. Mais le peut-il ? Et qu’est-ce au juste qui mérite d’être sauvé?
Ce qui mérite d’être sauvé, ce n’est pas une Europe de Hansmichel, une Europe pantouflarde. Ce n’est pas non plus une Europe agitée, mercantile, sans autre substance que celle insaisissable des flux de capitaux, de la haute finance. Ce sont les principes mêmes de cette Europe, et ce que la culture européenne a produit de mieux dans la synthèse de sa diversité, à l’époque baroque notamment. Principes mêmes dans les textes juridiques qui, comme la Déclaration des droits de l’homme, conceptualisent et entérinent le caractère inaliénablement universel de la personne humaine, au XVIII° siècle surtout ; synthèse et circulation incessante et rétroactive de la culture littéraire et musicale à partir du XVI° siècle.
La réalisation concrète du droit et de la culture à partir de ces principes est vouée aux changements ; mais les principes demeurent et sont appelés à constituer le soubassement dans cesse réexaminé et réactualisé de nos constructions présentes et à venir. L’absence de changement signifie la mort, et nullement la vie. C’est d’ailleurs le cas aussi de ce qui intéresse surtout Horst Seehofer : le devenir de la nation allemande. Les nations changent sans cesse en demeurant. Si donc, voici presque un siècle, en Allemagne, le conservatisme a pu être un temps révolutionnaire, il doit pour le moins être réformateur pour rester cohérent avec lui-même.
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