Le Conseil de l’Europe veut se battre pour la liberté d’informer
Face à des conditions de travail de plus en plus difficiles pour les journalistes, le Conseil de l’Europe lance différentes initiatives. C’est bien, mais est-ce suffisant pour sauver la liberté de la presse?
(Par Alain Howiller) – Dans son rapport annuel, le letton Nils Muiznek, commissaire aux Droits de l’Homme au Conseil de l’Europe, avait dénoncé «le recul de la tolérance en France». C’était bien avant que les Français ne se retrouvent -un temps trop court- sous le slogan «Nous sommes tous Charlie» ! (voir eurojournalist.eu du 8 avril). Le rapport, pourtant révélateur, ne fut guère relevé par les médias. Il y a peu, le secrétaire général du Conseil de l’Europe Thorbjorn Jagland a lancé un appel angoissé devant le Comité des Ministres du «conseil» : il traitait de la situation de la démocratie, des Droits de l’Homme et de l’état de Droit en Europe, en particulier dans l’Europe des 47 pays membres du Conseil de l’Europe qui siège à Strasbourg.
Le rapport, bien sûr, insiste sur la montée des violences liée à l’inquiétante progression de l’extrémisme, il souligne les dangers générés par la crise ukrainienne, en appelle aux menaces qui pèsent sur l’indépendance de la justice, sur le respect des institutions démocratiques, sur le climat délétère qui pèse trop souvent sur les débats dans nos sociétés. L’auteur du rapport pointe du doigt les faiblesses de la justice et la liberté des médias. Ce dernier point s’inscrit, d’après le secrétaire général, dans un «environnement de moins en moins favorable» et pose «un problème plus grave, plus profondément ancré et plus étendu géographiquement que ce que l’on avait pu croire jusqu’ici».
Le magistrat et les attaques contre deux ministres ! – On aurait pu penser que ce propos, de plus rendu public à la veille de la «Journée Mondiale de la Liberté de la Presse»(1), trouverait un écho particulier au delà de la diffusion forcément restreinte de la presse professionnelle (2). Il n’en sera rien et c’est bien dommage : pour la notoriété du Conseil de l’Europe certes, mais surtout pour la sensibilisation de l’opinion. Car, comme le relevait ce spécialiste reconnu du droit de la presse qu’est Philippe Bilger, ancien avocat général à la cour d’assises de Paris, le débat démocratique ne s’entend «qu’avec une liberté de propos et une contradiction des intelligences et des points de vues…» Il suffit, relève le magistrat, de critiquer les propositions de deux ministres (celle de l’Education Nationale et celle de la Justice) pour être traité de «raciste, vulgaire, nauséabond».
Où va le débat démocratique dans ce contexte, s’interroge l’ancien avocat général, alors que Thorbjorn Jagland constate que dans un peu plus d’un tiers des pays membres de son institution, «on assiste à une dégradation de la sécurité des journalistes, à un recours abusif aux lois sur la diffamation et aux lois anti-terroristes aboutissant à des restrictions de la liberté d’expression». Et de citer l’application de sanctions disproportionnées contre des journalistes, la création de nouveaux pouvoirs autorisant pour des motifs de sécurité nationale des ingérences dans les contenus en ligne ou des restrictions d’accès à ces contenus, mais sans évaluation précise de l’effet que ces mesures pourraient avoir sur la liberté d’expression.
Concentration des médias et liberté éditoriale ! – La concentration des médias, une immixtion des propriétaires des médias et de responsables politiques dans l’indépendance éditoriale, le manque de moyens mis à la disposition des médias de service public, peuvent être autant de risques contre lesquels le Conseil de l’Europe compte établir un programme en trois ans pour soutenir les mécanismes nationaux de protection des journalistes, pour établir chaque année un état des lieux dans les pays membres, pour favoriser, à travers des accords avec les états-membres, le respect des dispositions de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et des pratiques de la Cour Européenne des Droits de l’Homme susceptibles de concerner les médias (diffamation, incitation à haine, dispositions concernant le blasphème).
Le Conseil ambitionne aussi, au delà de l’examen et de la critique éventuelle des lois nouvelles pouvant concerner l’activités des supports, de définir des lignes directrices sur la manière de couvrir les campagnes électorales ! Vaste programme dont il sera plus qu’intéressant de suivre la réalisation par une institution fortement contrainte par la règle de l’unanimité des membres !
Mais une ambition appuyée par les professionnels, notamment à travers un accord conclu entre le Conseil et les principales associations de journalistes(4) qui ont créé une «plateforme en ligne pour la protection du journalisme et la sécurité des journalistes». La plateforme définit les atteintes à la liberté d’expression et lance des «alertes» : elle dénoncera, cas par cas, les atteintes apportant ainsi au Conseil de l’Europe des éléments matériels pour ses éventuelles interventions (consulter pressunit@coe.int ou www.coe.int).
Pour les journalistes, la double peine ! – A l’occasion d’une rencontre, à Bruxelles, avec les représentants des deux principales associations de journalistes (F.I.J. et F.E.J.), le secrétaire général du Conseil de l’Europe a rappelé : «Je suis heureux de voir certains gouvernements, comme ceux de la France, du Danemark ou de la Slovénie, répondre aux alertes publiées sur la plateforme. Il s’agit maintenant d’aller au delà, d’établir un dialogue, quand c’est possible, afin d’améliorer la situation des journalistes sur le terrain. Nous sommes tous d’accord : au delà des mots, il faut passer à l’action». Une action d’autant plus difficile qu’elle ne peut pas ne concerner que les journalistes en mission sur des théâtres d’opérations où un plus d’un millier d’entre eux ont été tués depuis 1992 comme le rappelle l’association «Reporter sans frontières» qui fête les 30 ans de son existence.
«En Europe, les journalistes sont victimes de la double peine», a souligné Antony Bellanger, secrétaire général adjoint de la Fédération Internationale des Journalistes (F.I.J.). Ils paient le prix fort de la crise économique qui touche les médias depuis des années, notamment pour les plus jeunes d’entre eux. Et de plus en plus souvent, ils sont les victimes d’intimidations, de violences physiques, voire d’emprisonnement. Leur seul tort étant d’avoir rempli leur mission d’informer… La plateforme est une première réponse car elle interpelle directement les gouvernements et les politiques sur leurs actions et leurs décisions. Certains états ont déjà répondu. Nous nous en félicitons. Mais quid des autres qui violent les libertés individuelles à nos portes ? Quels sont les outils que le Conseil de l’Europe propose aujourd’hui pour obtenir des réponses aux cas les plus graves publiés en ligne ?» Rien ne dit -hélas- que la réponse sera à la hauteur des ambitions affichées.
(1) La «Journée Mondiale de la Liberté de la Presse» a été initiée, en 1991, par l’UNESCO. Elle a été confortée et adoptée, en 1993, par l’Assemblée Générale de l’ONU. Pour le cas où vous ne vous en seriez pas aperçu (!) : elle a lieu traditionnellement le 3 Mai !
(2) Dont notamment la «Correspondance de la Presse» dont j’ai pu tirer, faute de publication exhaustive, l’essentiel du rapport de M. Jagland. La «Correspondance» est une publication -par abonnement- éditée par la «Société Générale de Presse», 13, Avenue de l’Opéra 75039 Paris Cedex I
(3) Philippe Bilger dans sa chronique-vidéo du Point.fr (le 19.05.2015.)
(4) Dont la «Fédération Internationale des Journalistes (F.I.J.)» née en 1926 mais «refondée» en 1946 et 1952, sous sa forme actuelle : elle compte 600.000 membres et est présente dans 134 pays. Dont aussi la «Fédération Européenne des Journalistes – F.E.J.», membre de la F.I.J. Elle a été fondée en 1994 et compte 320.000 journalistes et 60 organisations de journalistes dans 39 pays. L’Association des Journalistes Européens et Reporter sans Frontières sont également partie prenante à l’accord.
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