«Le fils de Saul» – un film vraiment indispensable

Entretien de notre expert cinéma Nicolas Colle avec Laszlo Nemes, lauréat du Grand Prix au Festival de Cannes 2015, pour «Le Fils de Saul».

Toute l'horreur des camps d'extermination est racontée par ce brillant long métrage. Foto: Ad Vitam Productions

(Nicolas Colle) – Voilà un film qui nous offre une plongée terrifiante dans l’horreur d’un camp d’extermination à travers le regard d’un membre de l’unité des «Sonderkommandos», ces prisonniers qui aidaient les nazis dans l’application de la solution finale, avant d’être eux-mêmes exécutés. Eurojournalist(e) a eu l’occasion de rencontrer le réalisateur de ce premier film, le cinéaste hongrois Laszlo Nemes, lauréat du Grand Prix au dernier Festival de Cannes.

«Le Fils de Saul» est une plongée dans l’horreur des camps de concentration à travers le regard d’un seul homme. Pourquoi ce choix du point de vue unique ?

Laszlo Nemes : Je ne voulais pas faire un film sur la shoah en général. Mais plus sur une expérience humaine, sur la souffrance humaine dans un camp d’extermination. Donc je tenais à exprimer le point de vue d’un seul individu dans une situation qui est, la plupart du temps, représentée de manière abstraite ou mythique. On oublie souvent l’expérience individuelle de ce genre de situation. Ma stratégie a donc été de ramener l’expérience du camp de la mort à travers le regard et le vécu d’un seul homme.

Comment vous est venue cette idée de mise en scène qui cherche à isoler ce personnage, toujours filmé à l’épaule et en amorce de votre caméra, avec le reste du décor plongé dans le flou ?

LN : J’étais conscient que le cinéma peut parfois avoir la tentation de représenter ou de décrire l’horreur. Ce qui, finalement, ne fait que réduire toute sa dimension et son impact. Alors que justement, le cinéma peut être un médium très puissant dès lors qu’il rétrécit le champ et qu’il fait confiance au spectateur pour reconstruire dans son esprit quelque chose qui dépasse de loin le visuel. Donc le cinéma nous aide à augmenter une perspective qui tend vers l’infini. Ici, en l’occurrence, l’infini de l’horreur. Donc on fait confiance au spectateur pour que dans ce voyage immersif, il puisse ressentir quelque chose de l’expérience concentrationnaire. C’était ça, ma stratégie de départ qui est le fondement même de ce projet.

Le fait de traiter l’extermination par le regard d’un «sonderkommando» donne un aspect assez inédit à ce film. Après tout, on a vu plusieurs films sur la shoah comme «Le Pianiste», «La Liste de Schindler» ou «La Vie est Belle» entre autres, mais aucun de cette facture là. C’était important pour vous de vous démarquer de ce qui avait pu être fait auparavant sur ce sujet ?

LN : Effectivement, je voulais faire quelque chose de différent par rapport à tout ce qui avait pu être fait auparavant. Car tous les films que vous avez cité, parlent plus de la survie que de la règle même de l’extermination qui est la mort. Donc je tenais à faire un film sur cette règle et sur cette machine de mort. Je ne voulais pas traiter des exceptions mais plutôt du quotidien de ce sujet. Ces films sont souvent des fictions qui établissent un rapport de distance entre le spectateur et ce qu’il voit pour mieux le rassurer en lui rappelant que l’humanité a pu survivre à cette horreur et y mettre fin. Donc je ne voulais pas utiliser les codes établis par ces films. Je voulais immerger le spectateur dans l’expérience concentrationnaire et qu’il lâche son intellect pour mieux ressentir les effets de perception de ce monde. Il n’a aucun moyen de se rassurer car il ignore ce qui va se passer au fur et à mesure que le récit progresse. Il y a une sorte de frénésie mélangée à ce principe de l’imprévisible et de la mort qui rode en permanence. Le son joue aussi un rôle important dans ce caractère immersif car on ne distingue pas d’où il provient. Ses origines sont souvent floues, indéterminées. Il donne à ce camp d’extermination, un aspect presque industriel. C’est comme une machine vivante, presque organique. Le crématoire notamment, est comme une bête qui rugit.

J’ai cru comprendre que vous vous êtes nourri du livre «Des voix sous la cendre», une sorte de recueil de témoignages des «sonderkommandos» ?

LN : En effet, j’ai lu ces textes il y a dix ans. C’était saisissant cette plongée dans le quotidien et le cœur de la machine concentrationnaire. Je m’étais dis qu’il n’y avait pas de meilleur moyen pour montrer l’horreur de l’extermination car ces gens là, les «sonderkommandos», s’y trouvaient. Ils voyaient tout. Ils étaient les porteurs du secret. Ils étaient au plus près de l’enfer sur terre.

En parallèle de ce que le personnage principal entreprend de faire, à savoir donner une sépulture décente à cet enfant mort, il y a une révolte des «sonderkommandos» qui se met en place, mais à laquelle Saul ne prête pas plus attention dès lors qu’il s’est engagé à secourir la dépouille du petit. Comment expliquez vous son geste, même s’il s’agit d’un élément moteur du film ?

LN : Effectivement, son geste n’a aucun sens pour les autres. C’est ce que lui dit un de ses camarades : «Tu as abandonné les vivants pour les morts». Ça peut paraître absurde mais après tout, il y a quelque chose d’absurde dans cette horreur qu’il côtoie au quotidien, en aidant à tuer des gens à la chaîne. Les seuls pour qui ce geste peut avoir un sens, c’est Saul lui-même et le spectateur. Donc cette action que le personnage entreprend est comme une sorte de lien invisible entre lui et le spectateur. Je pense que dans un cadre aussi terrifiant qu’un camp de concentration, il peut y avoir plusieurs stratégies de survie. Certains préparent une révolte pour pouvoir s’échapper et d’autres ne veulent ni survivre, ni résister d’une manière classique. Saul entreprend un acte de résistance qui n’a de sens que pour lui et qui correspond, en quelque sorte, à ce qui reste d’humain quand il n’y a plus d’humain ou à ce qui reste d’espoir quand il n’y a plus d’espoir.

Vous avez tourné en «argentique». C’est une démarche artistique importante pour vous d’utiliser la pellicule à l’ère du numérique ?

LN : Selon moi, le numérique est une régression totale. C’est étrange que dans un pays comme la France, qui est pourtant le pays du cinéma, on ait pu abandonner l’expérience de la pellicule. C’est comme si on avait mis des peintures exposées dans un musée à la cave et placé des photocopies couleurs à la place. Pour ma part, je ferai tout pour que les fabricants de pellicules prospèrent. Le modèle économique en place ne fait que ruiner l’expérience cinématographique du spectateur. La pellicule offre un rendu presque hypnotique. Il faut penser à créer les films pour le cinéma et non pas songer à leur diffusion à la télévision pour obtenir l’aide financière des chaînes. Je le dis à tous les étudiants de cinéma que je rencontre, la télévision est en train de tuer le cinéma. Ce qui est incroyable, c’est que quand je montre mon film, certaines personnes me disent que l’image est incroyable, et me demandent même s’il s’agit d’un nouveau modèle de caméra révolutionnaire. Alors qu’il s’agit des anciennes caméras 35mm. Le public a complètement oublié ce que la pellicule peut apporter comme émotion.

Un dernier mot sur le dernier Festival de Cannes. Premier film et premier prix. Et pas n’importe lequel… le Grand Prix. Et en plus, remit par les frères Coen. Quels souvenirs en gardez-vous ?

LN : Ça a vraiment été quelque chose de très fort à vivre. J’ai été très touché par le fait que le film ait pu séduire le jury. D’autant plus que je ne savais pas à quoi m’attendre, en me retrouvant à présenter mon premier film dans ce grand festival. Donc c’était quelque chose de vraiment magique.

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