Le Japon comme on ne l’imagine pas (3) – Au commencement était Golden Gai
Troisième volet du merveilleux récit de voyage d'Esther Heboyan au Japon.
(Par Esther Heboyan) – Du japonais, langue inconnue qui ébouriffe le cerveau, il ne faut point désespérer. Les inflexions de voix, la gestuelle, une volonté de créer un échange – le plus éphémère ou impalpable soit-il – font aussi l’affaire. Et parfois, quelques mots d’anglais, une vingtaine au plus (ici, ne pas crier au globlish), font émerger des miettes de pensée. Miettes de pensée en English qui ne devraient pas heurter les linguistes puristes ni bousculer le classement PIB (tiens, comment dit-on Produit Intérieur Brut en japonais ?) des puissances qui font la pluie et le beau temps sur la planète terre et au-delà en se relayant à demi-mots (anglophones ou non). Ainsi s’ensuit, contre toute attente, une conversation à bâtons rompus (l’occasion dispose à l’exagération) dans un bar de Golden Gai.
Golden Gai désigne un lacis de ruelles à Kabukichô/Kabuki-chô (où un théâtre kabuki n’a jamais vu le jour), ce quartier malfamé néanmoins très fréquenté qui s’anime la nuit de néons et de bruits, de flâneurs et de rabatteurs, de faux soleils et de pénombres supposément exquises (vous avez dit love hotel, chambres louées à l’heure ?). On se croirait à Plaka dans l’Athènes des années 1970 quand bouzouki rimait avec sirtaki pour les touristes européens venus des froids pays. Ici, des portes closes, avec ou sans lucarne comme dans les films de gangsters (on rapporte que les yakuza et leurs homologues chinois ou coréens ne sont pas loin), affichent « members only » (réservé aux adhérents). D’autres portes indiquent un droit d’entrée fluctuant (attention à l’arnaque, dit-on ici et là) pour qui veut prendre place sur un haut tabouret.
Les portes grandes ouvertes, elles, donnent sur une phosphorescence là bleu curaçao là violine. Une invitation à gravir d’étroites marches assez crades vers un donjon secret. Dans ce cas, mieux vaut laisser son imagination et toute la littérature de voyage, savante ou pas, dans sa poche. Car, en haut des escaliers, il faut jouer des coudes pour atteindre le comptoir où le barman vous salue dans un tintamarre de paroles et de hard rock. Une dizaine de consommateurs, japonais, étrangers, assis, debout : le bar est déjà archiplein. Un bar ? Plutôt le grenier d’une maison devenu le sanctuaire du plaisir à faire rugir Dorian Gray. Ici, le vice ne chicane pas la vertu. Buveurs et visiteurs ont laissé photos, cartes de visite, dollars US, messages gribouillés sur chaque centimètre carré. Ô vains mortels toujours à vouloir se sédentariser dans le temps. Le temps et les tenanciers de l’arrondissement de Shinjuku ont laissé faire. Mais pour combien de temps encore ? Tokyo, métropole futuriste, pragmatique, hygiénique, va-t-elle pouvoir s’accommoder de cette rémanence (désordonnée) du passé ?
Après quelques tentatives infructueuses à la verticale jusqu’au premier étage ou en diagonale dans une même ruelle, nous poussons la porte du Bar Slowhand. Au hasard de nos pas à Golden Gai, de la quête inspirée, improvisée. Comme le permet un voyage à l’étranger. Sans autre motivation que la découverte d’un lieu et de ses habitants. Avec ce sentiment inéluctable que ce sera expéditif, superficiel. Mais qu’importe ! Au moins en cet endroit de la terre, une ville sur une île du Pacifique, on a la liberté de pénétrer dans un établissement public. Le bar, une modeste salle au rez-de-chaussée d’une bâtisse non éclairée, délabrée, datant probablement d’après la Seconde Guerre mondiale (les bombardiers américains ayant détruit un tiers de la capitale en 1945) et ayant bizarrement échappé aux rénovations urbaines successives de Tokyo (années 1960, 1980, 2000). Un décor qui plairait à Tim Burton.
Le long du comptoir, six ou sept tabourets comme dans les quelques deux cents bars à thème du quartier. Eric Clapton en concert live sur l’écran du téléviseur (Je comprendrai bien plus tard que le nom du bar rend hommage à l’album Slowhand, 1977, de Clapton, Slowhand, « main lente » étant le surnom du virtuose de la guitare.) Le gérant, cheveux noués sur la nuque, débonnaire, bohême tel Oncle Yanko d’Agnès Varda, et deux habitués, en virée nocturne après le travail, semblent étonnés de notre arrivée. Va-t-on nous dire de retourner sur nos pas ? La surprise passée, l’un des clients, blouson de cuir marron, cheveux blancs et lunettes, dit à son compère de se décaler sur le tabouret du fond, nous convie vers le centre festif. Une invitation au rapprochement des nations et des peuples, par-delà les inimitiés, les guerres, la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki.
Á mon tour d’être étonnée en scrutant le mur derrière moi : un poster du légendaire bluesman Robert Johnson. Robert Johnson à Tokyo ? Qui l’aurait cru ? Je croyais l’avoir laissé au carrefour de Clarksdale dans le Mississippi. Après un temps et quelques hits poignants interprétés par Clapton, le compère buveur s’en va. Celui qui nous avait sollicités se tourne vers nous : « Where you from ? » (Vous êtes d’où ?). Il est tout ému d’apprendre que nous venons de Paris et de San Francisco. Lui n’est jamais allé à Paris ni à San Francisco. Il est de Tokyo, vit à Shinjuku. Du moins, c’est ce que je crois comprendre. Il se dit « freelance writer » (écrivain indépendant). Est-il journaliste, rédacteur d’entreprise, essayiste, romancier ? Impossible de le savoir. Les mots, des noyaux bruts. La conversation, un balbutiement. En tous cas, l’homme n’est pas vêtu d’un costume sombre comme beaucoup d’hommes à la sortie des bureaux, banques et stations de métro. Il sera donc l’écrivain du bar Slowhand.
Lorsqu’il apprend que j’écris aussi, l’homme est encore plus ému. Il met sa main sur son cœur, penche sa tête vers moi, dit son émotion et bien d’autres choses au gérant du bar. Choses dites, choses faites, le gérant nous présente deux boules de riz gluant qu’il dépose dans des soucoupes. Le client commente son geste : « Gift ! » (Cadeau !). Puis, il ajoute : « Wait ! » (Attendez !) En attendant que les mochi décongèlent, la conversation reprend de plus belle, avec les moyens du bord, mots puérils, mots en péril, il va sans dire.
Le gérant est gérant depuis une dizaine d’années. Le bar, son gagne-pain. La musique, sa passion, sa vocation. À notre demande, il en fait la démonstration percutante sur un ukulélé. J’apprends qu’il s’appelle Mahi. L’écrivain m’aide à transcrire le prénom nippon dans mon carnet de voyage. Mahi était guitariste dans un groupe de rock. Ejecté le DVD d’Eric Clapton. Voici gravé sur CD-ROM un concert de rock japonais. Le son est bon, le cadrage moins. Mahi sourit face à son image. Il semble fier et embarrassé à la fois. Il se souvient aussi d’un séjour à San Francisco. (Je me disais bien qu’il ressemblait aux vieux hippies de Haight-Ashbury.) Il y a bien longtemps. « Long time, long time », répète-t-il. Je regrette qu’Agnès Varda ne soit pas là pour le filmer. Elle en aurait fait un personnage haut en musiques et énigmes d’un documentaire qu’elle aurait intitulé Cousin Mahi, ou bien Mahi entre une heure et une heure trente du matin.
Si je parle aux gens, j’aime savoir à qui je parle. Pas question de cultiver le flou exotique. Pas question de rentrer en France et d’inventer un flou nostalgique. Rien de plus pittoresque, de plus goûteux, de plus enchanteur qu’un nom aux sonorités étrangères. Je ne peux imaginer un monde où tout le monde s’appellerait Smith ou Martin. L’écrivain japonais du bar Slowhand s’appelle Yasushi. Il n’est pas écrivain pour rien. Il se penche au-dessus de ma main qui exécute la graphie latine de son nom, semble content de ma transcription, à une lettre près. Je dois corriger la syllabe finale chi en shi. Ya-su-shi. J’aimerais lui demander ce qu’il écrit. Que pense-t-il d’Eric Clapton ? De quoi peut-il bien parler avec Mahi chaque soir ?
Yasushi tapote les deux mochi avec une cuillère, creuse un puits en leur centre et les arrose délicatement de whisky avec la précision d’un connaisseur. (Auparavant, il a demandé s’il pouvait ajouter de l’alcool.) Mochi au whisky, c’est une première. Des voyages et des initiations. À l’intérieur de la fine pâte de riz, je découvre une succulente glace à la vanille. Yasushi se met en tête de me faire répéter le mot japonais pour mochi glacé. Ma prononciation est malaisée. Sur un bout de papier, il finit par écrire : YUKIMI DAIFUKU. J’aime bien cette langue qui utilise les sons Y et K.
Comme pour tisser un lien ou faire écho à ma présence, le gérant et son client convoquent des noms de stars françaises. À leur tour de montrer qu’à un moment de leur vie ils se sont intéressés à la culture française, du moins à ce que la France a exporté vers le Japon. Il est vrai que non loin de Slowhand, il y a La Jetée, un bar en l’honneur du cinéaste-voyageur Chris Marker1 (né Christian François Bouche-Villeneuve, by the way) qui a tant filmé, poétisé Tokyo. Mahi et Yasushi, eux, se souviennent d’Alain Delon et de Jean-Paul Belmondo. Yasushi ne se souvient plus du titre d’un film. Quel film ? Il cherche cherche dans sa mémoire le film qui, autrefois, l’a dépaysé, transporté, fasciné. Je lui souffle Borsalino. Oui, c’est cela. Il répète « Borsalino ! », il est ravi et toujours sous le charme de Delon et Belmondo et de leur chapeau. La classe !
Je demande à mes hôtes japonais de poser face à mon appareil photo. Ils sont quelque peu déroutés, mais acceptent volontiers. Je leur serre la main en ayant conscience que peut-être je commets un impair. Le contact physique est à éviter, rapporte-t-on dans les rubriques « Dix erreurs à éviter au Japon »/« Dos and Don’ts in Japan » pour touristes primo-arrivants. On ne sert pas la main de l’interlocuteur. Soit. Mais je ne vais pas sortir du bar à reculons en m’inclinant tous les trois pas. Les Blues Brothers (John Belushi et Dan Ackroyd), dont le poster est épinglé au-dessus du comptoir, sont de mon avis. D’ailleurs, la carte de visite que me tend le barman a pour devise : « Everyday I have the blues ». Le seul énoncé complet en anglais de la nuit. Avec en prime, le jeu de mots sur blues. « Chaque jour, j’ai le blues. » & « Chaque jour, je m’offre du blues. »
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