Le Lac au miroir d’Odile Lefranc
Esther Heboyan présente le premier roman d'Odile Lefranc, qui décrit des itinéraires à la jonction des temps terrestres
(Esther Heboyan) – Le Lac au miroir est le premier roman de la poétesse Odile Lefranc, un récit-enquête romancé sur le peintre allemand Walter Spies et une quête-poursuite entre Bali, la France et l’Allemagne dont l’héroïne, Hannah Springer, 38 ans, vogue de dilemmes en énigmes, de paradis rêvés en réalités mensongères, de secrets volés en révélations étourdissantes. La vérité parait enfouie dans un poudrier en cornaline rouge que chérit sa mère Magda, dans une toile qu’aurait signée Walter Spies, ou encore dans une archive du Land de Saxe mentionnant un bébé miraculé de février 1945.
Perçue tantôt comme une Occidentale qui cherche une expérience forte tantôt comme une femme qui s’interdit de vivre, Hannah Springer va de ville en ville, motivée par une curiosité teintée de mélancolie, par le désir créateur de vie et augmenté de sensualité, par des souvenirs se confondant en cauchemars. Une rivière s’enfonçant dans la jungle indonésienne, une loge de concierge à Paris, une vieille librairie à Dresde et bien d’autres lieux servent à multiplier les pistes et les caches, les rencontres et les échanges.
En juxtaposant les personnages fictifs et réels, en alternant le présent et le passé, l’auteure réinvente le parcours de Walter Spies, figure de l’avant-garde berlinoise de l’entre-deux-guerres qui fuira l’Europe menacée de chaos pour les paysages idylliques de Bali, en même temps qu’elle reconstitue la mémoire familiale d’une mère et de sa fille toutes deux passionnées par l’art pictural et dont la complicité se dissout en rivalité jusqu’au point de rupture.
À la mort de Magda, après vingt ans d’éloignement, Hannah rentre en France et s’élance comme « le voilier solitaire » de Mikhaïl Lermontov : « Mais il désire la tempête, comme pour y chercher la paix. » Le poème mis en exergue donne le ton du roman qui conte les retournements et les paradoxes des histoires tant collectives qu’intimes. Née d’un géniteur « anarcho-poète imbibé d’hindouisme », bercée par le tableau « Le Lac au miroir » de son enfance, s’étant exilée en Australie dès sa majorité, la protagoniste semble d’abord flotter au gré des événements, puis entreprend d’ôter « les oripeaux de mensonges » qui l’entravent.
Le cheminement de Hannah Springer fait l’intérêt dramatique du texte. Mais la force du roman se trouve dans la reconstitution du destin de Walter Spies, depuis ses émois amoureux dans la cité-jardin de Dresde jusqu’à l’émerveillement que lui procure Bali. Sans méconnaître le vide existentiel qui l’habite et qu’elle discerne chez les autres, l’héroïne tombe à son tour sous le charme de Bali – cadre onirique, parfums voluptueux, musiques et danses quasi chamaniques, l’arbre-forêt Taru Menyan qui tisse un fil invisible entre les mondes, le beau Wayan, guide touristique et amant à ses heures, Joty, la Hollandaise exaltée qui prodigue des conseils sur l’art d’être soi-même.
Le Lac au miroir est un bel hommage aux artistes qu’Odile Lefranc appelle « les inventeurs de l’essentiel ». Et l’on voudrait, selon les mots de l’auteure, avoir l’éternité devant soi pour se saisir de leur énergie créatrice et décrypter leurs vérités esthétiques. C’est en tous cas l’héritage légué par la mystérieuse Magda Springer à Hannah Springer qui, à chaque tournant, guettera la fin d’une menace et l’amorce d’une émancipation.
Dans ses meilleurs passages cristallisant douceur et fluidité, l’écriture d’Odile Lefranc trouve sa grâce en écho à la Pavane pour une infante défunte de Ravel, un leitmotiv qui finit par se libérer d’une note discordante pour faire place aux vertiges de la vie.
Odile Lefranc, Le Lac au miroir, éditions Viviane Hamy, 256 pages, 19 euros. En librairie le 4 janvier 2023.
Kommentar hinterlassen