L’élite reste à Strasbourg

Strasbourg gardera le siège de la nouvelle Ecole Nationale d'Administration. Alain Howiller explique pourquoi.

Finalement, l'ENA restera à Strasbourg. Foto: fotogoocom / Wikimedia Commons / CC-BY-SA 3.0

(Par Alain Howiller) – En marge des frondes qui accueillent les initiatives réformatrices du gouvernement, il est deux remises en cause qui risquent d’intéresser plus particulièrement Strasbourg d’abord, le « Grand Est » et la future « Collectivité Européenne d’Alsace (C.E.A.) » ensuite. Pour les deux dernières formes d’institutions, il s’agit de ce qu’on appelle « l’acte III de la décentralisation » qui devrait réorganiser les rapports entre les services de l’Etat et les collectivités locales. Cet « Acte » viendra compléter et préciser toute une série de textes, de lois, voire de réformes constitutionnelles qui se sont succédées depuis les dispositions sur les « droits et libertés des communes » définies en Mars 1982 par Gaston Deferre, alors ministre de l’Intérieur de François Mitterrand.

Objet d’un long bras de fer entre le gouvernement et les représentants des collectivités qui exigent plus d’autonomie financière et moins de dépendance de l’Etat, les textes en préparation doivent, selon Emmanuel Macron, aboutir « à une clarification des compétences, des responsabilités et des financements » (discours à Saint Brieuc en Avril 2019).

Quand Macron veut supprimer l’ENA – Dans la foulée de ce discours, le Président de la République annonçait qu’il voulait supprimer « l’Ecole Nationale d’Administration (E.N.A.) », un véritable symbole, l’école qui forme la haute fonction publique ou du moins la plus grande partie de ceux (dont Emmanuel Macron lui même, comme son Premier Ministre Edouard Philippe) et celles qui l’incarnent ! Une école qui avait fait l’objet de vives critiques lors du Grand Débat National que le Président avait organisé dans l’espoir de désamorcer la « crise des gilets jaunes ». On lui reprochait d’être trop élitiste, de former des élèves qui ne reflétaient pas la diversité de la société française, qui n’avaient pas d’expérience du terrain lorsqu’ils prenaient leurs fonctions et se montraient trop déconnectés des réalités. Autant de critiques dont on retrouvait fatalement la marque dans leur approche des problèmes et la définition des solutions. En même temps, le président annonçait, sans plus de détails, qu’il entendait supprimer les « grands corps de l’Etat » (Inspection des Finances, Cour des Comptes, Conseil d’Etat).

Le chef de l’Etat annonçait qu’il demandait à l’avocat Frédéric Thiriez de réfléchir sur le recrutement et la formation des fonctionnaires de la haute fonction publique et sur l’évolution de leur carrière, sujets à propos desquels il avait déjà adressé une note à Emmanuel Macron. Les deux hommes se connaissent bien : avec plusieurs dizaines de sportifs, l’avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation, ancien président de la … Ligue de Football Professionnel (2002/2016) avait lancé, entre les deux tours de l’élection présidentielle, un appel à voter en faveur d’Emmanuel Macron ! En plus (ce qui évidemment ne gâche rien dans l’esprit du Président de la République), c’est lui aussi, un ancien de… l’Ecole Nationale d’Administration.

Précisant sa pensée, Emmanuel Macron, en annonçant la suppression de l’ENA, évoque un système fonctionnant en vase clos loin de sa mission de démocratisation et de professionnalisation des grandes administrations de l’État. « Les jeunes énarques », estime-t-il, « doivent débuter leur carrière par le terrain, par les responsabilités opérationnelles. » Il incrimine le fait que, malgré plusieurs évolutions (dont celle menée par Nathalie Loiseau, ancienne directrice de l’école, ancienne Ministre chargée des Affaires Européennes et aujourd’hui députée au Parlement Européen), l’ENA trop élitiste ne reflète pas la composition de la société française. Il estime qu’il n’est plus normal que les premiers diplômés les mieux classés trouvent de suite des fonctions prestigieuses à l’Inspection des Finances, au Conseil d’Etat ou à la Cour des Comptes.

L’Ecole ne mérite pas d’être guillotinée ! – La perspective d’une suppression de l’ENA avait évidemment provoqué une sorte de tsunami dans l’opinion à Strasbourg. On avançait dans la capitale alsacienne l’incongruité qu’il y avait d’évoquer cette suppression alors qu’on préparait l’Acte III de la décentralisation évoqué plus haut et que, installée, en 1991 dans la capitale alsacienne, l’école devait justement être le symbole de la volonté des pouvoirs publics de marquer un nouveau tournant dans la politique de décentralisation. Depuis son installation et l’entière restauration d’un bâtiment du XVIème siècle devenu prison pour femmes, l’école avait évolué sur son nouveau site strasbourgeois tout en gardant une antenne à Paris où elle poursuivait un certain nombre de missions.

De nouveaux bâtiments avaient été ajoutés, l’enseignement avait évolué vers davantage d’ouverture sur l’international et l’Europe, le siège était conforté sur place et des liens avec l’Université avaient été instaurés. La quasi totalité des services s’installaient à Strasbourg avec les cycles de longue durée, la formation initiale et continue, et un équilibre entre ce qui restait à Paris de l’ENA et son implantation alsacienne. Strasbourg voyait dans l’arrivée de l’école une confirmation de sa vocation  européenne, un effet d’image, des emplois, la restauration d’un monument historique, un impact financier non négligeable. Tout cela était-il donc menacé alors que, comme l’affirmait Daniel Keller, le président de l’Association des Anciens de l’ENA réunis pour la première fois à Strasbourg : « Supprimer l’école serait une mesure symbolique donnant pour nous un mauvais signal… Attention aux symboles destructeurs : l’ENA ne mérite pas d’être guillotinée !… » (DNA du 22.11.2019).

Un rapport sur le bureau du Premier Ministre. – Les choses ont évolué et le président de la République semble (phénomène rare qui mérite d’être souligné !) avoir mis de l’eau dans son vin alors que de tous côtés on soulignait qu’il fallait, certes, faire évoluer l’ENA, mais pas la supprimer. Va donc pour une réforme qui ne mettra pas en cause le site strasbourgeois. Et Frédéric Thiriez de déposer, en novembre, ses premières conclusions : son rapport est retoqué par le Premier Ministre qui lui demande une nouvelle version pour le 30 Janvier. Le rapport est bien arrivé dès le 24 Janvier : depuis, silence radio, on attend. Les débats sur la réforme des retraites et les élections municipales du mois de mars accaparent apparemment trop l’attention des pouvoirs publics !

Mais les grands objectifs ont été définis. Il s’agit de créer des synergies entre les écoles de la fonction publique, trop cloisonnées pour créer un « esprit de service public commun », s’appuyant sur un socle d’enseignement qui ouvre, en même temps (pour reprendre le vocabulaire macronien), sur la singularité d’écoles qui préparent à des métiers différents (ENA qui forme des administrateurs civils, Ecole Nationale de la Magistrature – ENM, Ecole Nationale Supérieure de la Police, Ecole Nationale des Hautes Etudes en Santé Publique, Institut National des Etudes Territoriales – également à Strasbourg, Ecole des Mines,Ecole Nationale de la Statistique, filières militaires dont gendarmerie…). Un tronc commun serait créé entre ces différents enseignements, soit sous la forme de séminaires et sessions organisés en parallèle de leur formation, soit pendant une scolarité (entre 6 mois et un an) précédant l’entrée dans leurs écoles respectives. Ce tronc commun sera-t-il organisé à l’ENA ou entraînera-t-il la création d’un nouvel établissement ?

On conteste déjà : mais quel Etat veut-on servir ? – Pour ce qui est de l’ENA proprement dite, qui sauve son siège strasbourgeois, le concours d’entrée sera réformé. Le classement de sortie qui permettait aux 12 meilleurs de choisir leur corps et d’entrer dans une carrière dessinée à l’avance, sera supprimé. Après l’école et avant de trouver un parcours de carrière, les « diplômés de Strasbourg » devront « tourner », pendant 3 ou 4 ans dans plusieurs administrations pour accumuler des expériences pratiques et s’aguerrir. Les effectifs de l’école pourraient considérablement augmenter : jusqu’à 240 élèves recrutés grâce au concours, sortis pour une moitié de leurs études ou issus, pour l’autre moitié, d’un parcours professionnel.

Quel sera l’accueil réservé aux projets de réforme de l’ENA et à la création de ce fameux « tronc commun » ? Celui-ci devrait, d’après Frédéric Thiriez, « insuffler des valeurs partagées entre acteurs du service public et contribuer à décloisonner leurs approches. » Avant même qu’on connaisse le contenu des réformes, des critiques se sont faites jour. Certaines sont d’ordre général : on redoute un allongement de la durée de la scolarité si le tronc commun précède l’entrée dans les écoles respectives. D’autres sont très ciblées : par exemple, les futurs magistrats redoutent qu’une entrée dans le tronc commun ne les « inféode » trop et porte atteinte au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs !

A Strasbourg on se félicite de voir sauvé le siège de l’ENA. Mais curieusement, personne ne dresse ce constat venu des anciens de l’Ecole : « La question n’est pas de savoir quelle ENA on veut, mais bien quel Etat on veut servir ! »

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