L’ENA à Strasbourg : la réforme qui secoue… jusqu’à Paris !

Alain Howiller a lu pour vous le rapport de Frédéric Thiriez et explique toute la réforme prévue pour l'Ecole Nationale d'Administration. Il y a du changement dans l'air...

D'accord, Strasbourg garde l'ENA. Du moins, une partie. Une "ENA-i" ? Foto: Rémi LEBLOND / Wikimedia Commons / CC-BY-SA 3.0

(Par Alain Howiller) – Personne ne s’y attendait ; et les fuites dont les médias pouvaient profiter à propos de la réforme de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) se sont avérées bien en deçà des projets retenus finalement par les pouvoirs publics. Le rapport de Frédéric Thiriez (1), chargé de faire des propositions de réforme de l’ENA et de la haute fonction publique, a été officiellement remis mardi matin à Edouard Philippe, le Premier Ministre (lui aussi ancien de l’ENA). Un rapport qui était, en fait, dans les services de Matignon depuis le 24 Janvier.

La mission dont Frédéric Thiriez avait été chargé en avril 2019 faisait suite à une demande du Président Emmanuel Macron (encore un ancien de l’ENA !) qui voulait, purement et simplement, supprimer l’ENA. Thiriez avait remis au Premier Ministre un premier rapport en novembre dernier : le destinataire avait  trouvé que l’analyse proposée n’allait pas assez loin, une approche qui traduisait peut-être également des divergences entre le chef du gouvernement et le chef de l’Etat !… Un nouveau rapport avait donc été rédigé : il vient d’atterrir officiellement sur le bureau du Premier Ministre avec des propositions innovantes, rédigées dans un style alambiqué… digne de l’ancien énarque qu’est son auteur. Les propositions, suggère le texte, pourraient être appliquées en 2022, les concours d’entrée ayant lieu en 2021.

Une « centralisation rampante » ? – Emmanuel Macron voulait supprimer l’ENA. Il semble avoir évolué devant la levée de bouclier que cette approche avait suscitée. Le rapport, pourtant, ouvre la porte à des évolutions importantes dont le symbole restera le fait que l’ENA change de nom pour devenir une « Ecole d’Administration Publique (EAP) ». Un changement dont on aurait tort de ne retenir qu’un aspect cosmétique, comme tendrait à le faire croire le directeur actuel de l’école, Patrick Gérard. Certes, l’ENA voit, dans le rapport, confirmer son siège à Strasbourg, mais l’ombre de la capitale s’alourdit dans la mesure où l’école devient un « établissement d’enseignement supérieur et de recherche adossé à une université de rang mondial ». Evidemment, Paris a été proposé… L’ombre est d’autant plus prestigieuse que devenue établissement d’enseignement, l’Ecole pourra délivrer des diplômes universitaires. Les trois Prix Nobel de l’Université d’excellence qu’est Strasbourg n’ont apparemment pas pesé dans la proposition : du moins au stade actuel.

Profitons-en pour rappeler que le transfert de Paris (où l’école avait toujours gardé des installations importantes) vers Strasbourg avait été présenté, en 1991, comme une étape de la politique de décentralisation engagée, dès 1982, par Gaston Defferre, alors ministre de l’Intérieur de François Mitterrand. Ce dernier avait poussé son Ministre, ancien Maire de Marseille, à définir ce qu’on a appelé « l’Acte I de la Décentralisation ». L’Ecole s’installait à Strasbourg dans un monument historique du XVIème siècle : une ancienne prison de femmes, qui contrairement à ce qu’a affirmé dans une interview télévisée l’auteur du rapport, a été l’objet de plusieurs adaptations, tant dans l’enseignement que dans l’aménagement (nouveaux bâtiments). Certains n’hésiteront pas à penser que le « rattachement » même lâche à l’Université de Paris Sciences et Lettres pourrait faire croire à une « recentralisation » rampante.

Le style macronien. – Mais, dans un pur style macronien, s’appuyant sur la fameuse expression « en même temps », Frédéric Thiriez suggère que les étudiants des 7 écoles de cadres de la fonction publique(2) (dont l’Institut National des Etudes Territoriales-INET et l’ENA, toutes deux installées à Strasbourg), se forment pendant 6 mois, après leur concours et avant l’entrée dans leurs écoles respectives, dans un « tronc commun de formation » qui s’adosserait (décentralisation oblige ?!) à Bordeaux, Rennes, Strasbourg et – peut-être – Agen. Il s’agit avec ce « tronc commun » de « forger une culture partagée par l’ensemble des cadres supérieurs des trois fonctions publiques et de la magistrature et d’encourager le travail en transversalité (sic!) malgré la diversité des métiers ».

Ce tronc commun – afin que nul ne l’oublie ! – sera géré par un « Groupement d’Intérêt Public – GIP » dont le siège sera à… Paris. Dans le même temps (!), le rapport suggère la création d’une vingtaine de classes préparatoires (une au moins par région) pour former ceux et celles qui veulent passer un concours d’entrée dans l’une des 7 écoles : les concours ne seront pas communs, mais comporteront des épreuves communes (« une banque d’épreuves communes »). Le classement de sortie des élèves de l’EAP, qui permettait aux mieux classés de choisir leur affectation, pourrait être supprimé et les diplômés de l’école mettraient entre 3 et 4 ans, entrecoupés de stages de terrain, pour trouver une administration d’accueil. Les effectifs de l’EAP (moins d’une centaine d’élèves aujourd’hui) pourraient atteindre 240 étudiants.

Une ENA internationale à Strasbourg ? – Les concours seront re-formatés (l’épreuve de culture générale, source de pénalisation pour ceux qui ne viennent pas de milieux favorisés, devrait être supprimée !), ils s’ouvriraient à une sorte de discrimination positive permettant à entre 10 et 15% d’étudiants de milieux défavorisés d’entrer dans les écoles, des formations pour ces derniers sont suggérées. Mais le Premier Ministre aurait déjà écarté ce qui relèverait de la discrimination positive. Le rapport suggère la création d’une filiale « ENAi » (ENA-international) pour la formation de fonctionnaires destinés aux institutions internationales : il n’est pas inintéressant de relever, à ce propos, que  « l’ENA » devenue « EAP » prévoit des formations à Bruxelles dans les Institutions Européennes. « L’ENAi » aura-t-elle son siège à Strasbourg dans le cadre de la reconnaissance de la vocation européenne de la ville ?

Autre originalité à relever : la suggestion de créer un « Institut des Hautes Etudes du Service Public » ouvert aux fonctionnaires ayant dix ans d’ancienneté ou se trouvant à mi-carrière. L’Institut leur offrira la possibilité de se recycler, de reprendre des études et de renouveler leur approche intellectuelle. Une sorte de « source de jouvence » pour hauts fonctionnaires… fatigués !

Quel sort va être réservé à ce rapport de 95 pages rédigé après 9 mois d’analyses et de consultations, portant… 42 suggestions, allant largement au delà de ce qui nous intéressait plus particulièrement ici : c’est-à-dire le sort de l’ENA strasbourgeoise. Il restera beaucoup de chemin à faire jusqu’à l’adoption ou l’amendement de ce rapport.

De l’EAP au sacre de… Napoléon – Un rapport qui fixe à la future EAP cet objectif : « former ensemble les futurs administrateurs de l’Etat et les ingénieurs des corps civils pour développer une nouvelle fonction publique plus compétente, plus créative, plus agile, plus inclusive, plus ouverte, consciente des transitions en cours, nationales et internationales, capable de relever de façon efficiente les défis du monde d’aujourd’hui et de demain en accroissant l’efficacité collective et la capacité de dialogue dans le sens du service public ». En se permettant un petit intermède d’humour (mesuré !), on serait tenté, en lisant cet extrait du rapport de Frédéric Thiriez, de reprendre cette phrase de David peignant le sacre de… Napoléon : « C’est beau, c’est beau comme de l’antique ! » Mais qu’en restera-t-il ?

Née des revendications des « gilets jaunes » qui pointaient le divorce entre l’Etat, ses services et ses… citoyens, s’inscrivant dans les conclusions du « Grand Débat National » lancé par le chef de l’Etat qui dans son discours sur la suppression de l’ENA (Saint Brieuc-Bretagne, d’avril 2019), les réformes annoncées se coulent finalement dans ce qu’on appelle « L’Acte III de la décentralisation »(2) qui veut, notamment, assainir les rapports entre l’Etat et les collectivités locales soucieuses de retrouver davantage d’autonomie (notamment financière) vis à vis des pouvoirs publics. Il s’agit aussi de restaurer la confiance des citoyens en leurs institutions et en ceux qui, souvent éloignés de leurs préoccupations quotidiennes, les représentent. Si le programme de l’Assemblée le permet, les textes qui intègreront tout ou partie des projets de réforme seront traités par le Parlement en Juin. D’ici là, les débats seront chauds : il serait bon que les Strasbourgeois s’en emparent s’ils veulent éviter d’éventuelles (et toujours possibles) surprises ! Car si Thiriez a maintenant passé la main, c’est au gouvernement de proposer et aux élus de trancher.

(1) Voir eurojournalist.eu du   18.02.2020.

(2) Il s’agit de l ‘ENA, de l’INET, de l’Ecole Nationale de la Magistrature-ENM, de l’Ecole Supérieure de la Police, de l’Ecole Nationale des Hautes Etudes en Santé Publique, de l ‘Ecole Nationale Supérieure de Sécurité Sociale, de l’Ecole de l’Administration Pénitentiaire.

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