Les juges allemands, l’Europe et nous

Tribune libre de Pierre-Yves Le Borgn', ancien député des Français à l'étranger.

Pierre-Yves Le Borgn', contributeur régulier à Eurojournalist(e). Foto: Eurojournalist(e)

(Par Pierre-Yves Le Borgn’) – J’ai beaucoup d’admiration pour le monde allemand du droit. Cela vient certainement d’un long compagnonnage avec des amis juristes rencontrés au temps des études au Collège d’Europe, puis d’une vie professionnelle qui m’a conduit vers les entreprises allemandes. J’aime l’idée de la primauté du droit et du rôle du juge dans la société. C’est un élément important de la culture allemande, un peu moins de la culture française. Ce regard sur la place du droit en Allemagne me conduit à rejeter la caricature apparue ici ou là selon laquelle l’arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 5 mai sur le programme d’achat de dettes de la BCE serait la manifestation d’un nationalisme étriqué, orchestré par des juges militants. Il n’en est rien. Cet arrêt est le dernier épisode d’une longue bataille opposant depuis des décennies la Cour de Karlsruhe et la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) sur le rapport au droit de la décision publique dans le cadre européen.

Les juges constitutionnels allemands sont profondément pénétrés de leur mission et ce depuis la création de la République fédérale en 1949. Il faut se souvenir d’où venait alors l’Allemagne. La République de Weimar, toute démocratique qu’elle était, n’était pas parvenue à empêcher l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler et l’horreur des années d’après. Ce traumatisme a conduit les pères de la Loi fondamentale de 1949 à prévoir la création d’une Cour constitutionnelle puissante, garante de la constitutionnalité des lois et du respect des droits fondamentaux, dont les 16 juges sont élus à la majorité des 2/3 par le Bundestag pour la moitié d’entre eux et à la même majorité des 2/3 par le Bundesrat pour l’autre moitié. Ce sont des juges reconnus, dont la qualité et la rigueur des jugements font largement référence. Plus de 70 ans après 1949, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe est l’institution la plus respectée de la République fédérale d’Allemagne.

Rappeler cela est important pour comprendre ou pour tenter de le faire. Je l’écris d’autant plus librement que je ne partage pas le raisonnement et la décision de la Cour constitutionnelle sur le programme d’achat de dettes de la BCE. Les juges de Karlsruhe ont estimé que la BCE n’avait pas justifié en quoi sa politique de rachat était proportionnée aux vents contraires qui soufflaient en 2015 sur la zone Euro. La Cour constitutionnelle avait pourtant préalablement interrogé la CJUE dans le cadre d’un renvoi préjudiciel et il lui revenait conformément au droit européen de prendre acte de l’arrêt de cette dernière. C’est ce qu’elle n’a pas fait, l’estimant même « incompréhensible ». La Cour a donné 3 mois à la BCE pour s’expliquer. Si les explications attendues n’étaient pas jugées convaincantes, elle ordonnerait à la Bundesbank de ne plus acheter d’obligations publiques allemandes pour le compte de la BCE et de vendre celles qu’elle possède.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle est redoutable car il heurte de front deux principes : l’indépendance de la BCE (pourtant ardemment défendue par l’Allemagne lors de la négociation du Traité de Maastricht) et la prééminence de la CJUE dans l’ordre juridique de l’Union, garantie d’une application uniforme du droit européen dans l’ensemble des Etats membres. L’indépendance de la BCE est inscrite dans le Traité. Quant au rôle de la CJUE, il ne saurait être contesté car le risque serait alors de voir s’écrouler l’architecture institutionnelle de l’Union et la primauté du droit européen. Pour dire les choses directement, s’en serait fait de l’Union européenne. Cela réjouirait les adversaires de l’Europe, plus encore lorsqu’ils sont aux responsabilités comme c’est le cas en Hongrie et en Pologne, jouant la confrontation avec l’Union. C’est d’ailleurs à Varsovie et à Budapest que l’on a applaudi le plus bruyamment l’arrêt de la Cour de Karlsruhe, pas en Allemagne où l’embarras était manifeste.

C’est dans le dialogue des cours et en particulier des cours suprêmes ou constitutionnelles avec la CJUE que se trouve la solution, pas dans le conflit. Rien n’oblige à exécuter l’arrêt de la Cour de Karlsruhe et la Commission européenne a raison de ne pas exclure une procédure d’infraction contre l’Allemagne. Reste qu’au-delà de la controverse juridique, les conséquences politiques de l’arrêt du 5 mai sont potentiellement redoutables, surtout en cette période qui voit la BCE prendre – à raison – comme la Fed ou la Banque du Japon des initiatives hardies pour tenter de sauver l’économie. Ce faisant, elle s’écarte aussi de son rôle d’origine et peine parfois à habiller juridiquement ses décisions. La faiblesse est là et il faut en tenir compte. L’Europe est un creuset de cultures juridiques où, d’une tradition à l’autre, l’inventivité et la capacité de pousser les murs au gré des circonstances sont diversement vécues. La culture juridique allemande s’y prête moins bien que d’autres.

Pour cette raison, il faut préserver le lien avec la Cour constitutionnelle de Karlsruhe et se garder d’appréciations péremptoires ou définitives. C’est dans l’intérêt des institutions européennes. Quant au gouvernement allemand, il lui faut prendre la mesure de ses responsabilités européennes, en particulier en termes de solidarité. Sans doute n’est-ce pas totalement une coïncidence si, deux semaines après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, la Chancelière Angela Merkel, en lien avec le Président Emmanuel Macron, a proposé la création de l’instrument de dette européenne qu’elle refusait jusqu’alors, glissant de la seule dimension monétaire au saut budgétaire si longtemps espéré. Il faut saluer cette proposition et espérer qu’elle puisse recueillir le soutien du Conseil européen. La morale de l’histoire, de celle-ci comme de l’histoire plus longue, c’est que l’Allemagne a besoin de l’Europe. Et que l’Europe a besoin de l’Allemagne. Des juges allemands, sans le vouloir, nous l’ont rappelé.

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