Lettre à Asli Erdogan

Esther Heboyan écrit à son amie, l’écrivaine Asli Erdogan, arrêtée par les autorités turques et menacée par une peine à perpétuité – pour avoir écrit des romans.

La romancière Asli Erdogan est incarcérée en Turquie pour avoir écrit des romans. Foto: Konto na chwile / Wikilmedia Commons / CC-BY-SA 4.0int

(Par Esther Heboyan) – Le préposé au guichet de la poste a enregistré le courrier en partance pour Istanbul. Sous la mention « Lettre suivie ». La lettre part vers sa lointaine destination et sera suivie par la pensée, l’écran d’ordinateur, la traînée blanche des avions dans le ciel. « Lettre suivie » — une suite d’instants suspendus aux aléas météorologiques, idéologiques, pas nécessairement logiques, voire à l’humeur des vagues et des goélands. Ces perturbations pourraient détourner la lettre de sa destination, l’égarer même entre terres et nuages. Même si le coupon « Lettre suivie » est une précaution contre la perte. La perte de l’objet-lettre, la perte de l’intention, la perte du fil de l’h/Histoire.

« C’est une lettre suivie ! »
« Je l’enregistre de suite ! »

J’ai mis longtemps à écrire cette lettre. J’y ai pensé pendant des semaines. Comment écrit-on à quelqu’un qui se trouve en prison ? Asli Erdogan est en détention dans la prison pour femmes de Bakirköy. Elle tourne en rond ou en carré dans sa cellule. De quoi se cogner la tête contre le béton du Bloc-9. Elle fait les cent pas dans la cour nue sous les barbelés. Au risque de perdre la raison.

« Bakirköy ? C’est où ? C’est quoi ? »
« Autrefois, on disait de quelqu’un de dérangé : ‘Bakirköyden kaçmis !’ (Il s’est échappé de Bakirköy !) Il y avait un asile de fous là-bas. »

Le köy ou village en question m’évoque alors la série télévisée Le Prisonnier avec Patrick McGoohan dans le rôle du Numéro 6.

Asli, ta vie t’appartient !

Bakirköy, arrondissement implanté sur le petit bout d’Europe depuis 1925, au sud-est de la péninsule qui a vu pousser le plus important aéroport international de Turquie ainsi que des centres commerciaux à la pointe de la postmodernité capitaliste, pour touristes et excursionnistes venus d’Orient ou d’Occident. La prison de Bakirköy fait partie du paysage et se situe à proximité de l’hôpital psychiatrique, ce qui, à tort ou à raison, éveille des soupçons, des angoisses. Le souvenir des mésaventures du Numéro 6 sans doute. Posé sur l’eau, Bakirköy regarde vers le large. On imagine Herman Melville à Constantinople, contemplant la foule, le brouillard, la mer. On imagine Melville qui repart pour d’autres contrées. L’aventure humaine est voyage.

Et qu’écrit-on à la femme dont le métier est d’écrire (et de voyager) ? Plus que le métier : dont le souffle nerveux, incertain, exalté est d’écrire. Tout autant que la tension du corps, ce corps grêle en souffrance dans les geôles de Bakirköy. Écrire (et voyager), n’est-ce pas la raison de vivre de la romancière, de la journaliste, de l’essayiste ? J’ai fini par acheter une carte pliée illustrée trouvée au hasard d’une flânerie parisienne. Une carte inspirée par le Monsieur Hulot de Jacques Tati. Un dessin loufoque en cache un autre. Par deux fois, l’impensable surprise. Comme l’incipit d’un flip-book, l’amorce d’un récit. Pour toi Asli, le mouvement sera mon vœu. L’échappée hors des murs. Une sortie digne après la levée des accusations. Derrière le nuage noir de tes nuits, le bleu intense de Chagall.

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