L’Europe a-t-elle des valeurs ?

Les valeurs se dissolvent-elle dans la Heimat ?

Ah, la Heimat... chacun pense à autre chose en pensant à ce terme... Foto: Elke Wetzig / Wikimedia Commons / CC-BY-SA 3.0int

(MC) – Depuis tout récemment, une notion très ancienne refait surface au plus haut niveau politique en Allemagne, et d’ailleurs en bien d’autres pays européens sous d’autres appellations : celle de Heimat. Or, cette notion, avec ses connotations d’intimité, de reconnaissance instinctive d’une identité fermée, ne contredit-elle pas les valeurs proclamées haut et fort de l’Europe, et qui elles, insistent sur l’ouverture et l’expression universelle des Droits de l’Homme ? Elle serait ainsi l’indice et l’expression d’une dérive accentuée vers le populisme.

Depuis les années 2005, on assiste plutôt à une fermeture, en effet, alors que dans les années 1990 régnait une certaine naïveté, analogue à celle des années 1968-1974.

Mais d’abord, qu’est-ce qu’une valeur ? En bref, une valeur est un élément à propos duquel les membres d’un groupe social partagent leurs appréciations; elle est la référence qui rend une action ou une personne estimable, et dans une large mesure, désirable. L’action et le système de la morale sont donc liés à ces valeurs.

Alors, existe-t-il des valeurs spécifiquement européennes ?

Ce terme de valeur est devenu une véritable scie dans la chorale stridente des populistes européens comme Victor Orban, Horst Seehofer et leurs petits camarades… Surtout décliné dans l’expression « valeurs chrétiennes européennes » ! Quelles pourraient être ces valeurs, au juste ? En réalité, elles se résument toutes à la liberté de pensée et de parole et au souci d’une justice toujours peu ou prou liée à une préoccupation d’égalité. D’emblée, une remarque s’impose : ces valeurs sont à peu près celles aussi des Etats-Unis d’Amérique ou du Canada, et de l’ensemble des pays qu’il est d’usage de nommer « occidentaux » ; et une partie d’entre elles sont en réalité universellement partagées par tous les hommes… Alors ?

Deux anecdotes significatives. Fin mars dernier, l’inénarrable chanteur Heino, connu pour son goût des vieilles chansons allemandes, était invité à un Heimatkongress par Ina Scharrenbach, la ministre NRW de la Heimat, des communes, de l’urbanisme et de l’égalité des chances, a offert à la jeune femme un disque datant de 1981 où il interprète une chanson qui certes, date de 1814, mais faisait partie du Liederbuch der SS… Bien sûr, la Ministre heimatique CDU s’est défendue comme une belle diablesse : elle n’a rien à voir avec une quelconque proximité avec le nazisme, dit-elle ; Heino n’a rien à se reprocher, proclame-t-elle, sa main invisible posée sur l’épaule du troubadour des chaumières.

A propos des mots tout récents de Horst Seehofer, ministre fédéral de la Heimat selon qui l’Islam n’appartient pas à l’Allemagne, Ina Scharrenbach répond dans divers journaux qu’ « avoir une Heimat, c’est porter des racines invisibles en soi – qu’importe d’où l’on vient, qu’importe où l’on va » et que « notre pays a une tradition judéo-chrétienne occidentale. Ce qui est décisif, c’est que nous puissions nous entendre aussi avec des concitoyens musulmans sur les mêmes valeurs.» Fermeture de la notion de Heimat, donc, et en même temps, ouverture purement rhétorique à ce qui provient de l’extérieur.

Deuxième fait significatif : la reparution très commentée de l’ouvrage de Rudolf Borchardt, Der Deutsche in der Landschaft (1927, édition récente : Matthes u. Seitz). Un ouvrage remarquable qui compile de grands textes de scientifiques allemands décrivant des paysages, depuis le XVIII° siècle. Borchardt est un auteur juif nationaliste-conservateur. Son intention était de dégager les caractéristiques allemandes de telles descriptions, qu’elles portent sur le Yang Tse Kiang, l’Afrique chevelue ou bien la Dzoungarie occidentale. Ce qui est proprement allemand est censé gésir dans le rapport au paysage et dans la description même. Un cortex heimatique déterritorialisé, en somme !

Pour ce qui est des valeurs, on s’aperçoit très vite que la distinction possible entre valeurs « européennes » et valeurs occidentales est statistique bien davantage que qualitative. Ce qui distingue l’Europe des Etats Unis, notamment, c’est la plus grande importance dans la première de la solidarité face à l’individualisme, et la moindre importance des déterminations religieuses. Un auteur peut nous apporter beaucoup d’éléments de réponse : le sociologue Ronald Ingelhart (en 1997). Ingelhart, après de longues investigations sur 43 sociétés humaines, dispose les diverses valeurs sur un tableau : en abscisse, l’axe valeurs de survie – valeurs d’épanouissement personnel ; en ordonnée, l’axe qui va des valeurs les plus traditionnelles (en somme religieuses) aux valeurs séculières et rationnelles. Sur le tableau, de grands ensembles se dessinent : Afrique, Asie du Sud Est, Europe catholique, pays anglo-saxons, pays ex-communistes et pays de tradition confucéenne, Europe protestante. Suivant ces critères, tout en haut du tableau se perchent les pays scandinaves, l’Allemagne et un certain nombre de pays européens (pas tous, certes!) Le Japon se situe plus à gauche (plus du côté des valeurs de survie). Et les Etats Unis, bien plus bas, vers les valeurs traditionnelles …

Bien évidemment, la situation économique joue un rôle essentiel dans l’équilibre à chaque fois spécifique des valeurs dans tous ces pays. Elle joue aussi un rôle très important dans l’évolution même de cet équilibre. La globalisation et la numérisation ont joué ces dernières années un rôle d’effacement de la réalité immédiate, et d’agression permanente des acteurs sociaux. Quoiqu’il en soit, l’importance que prend la Heimat dans le climat axiologique et idéologique représente bien une position de repli à l’arrière du front, un recul vers les valeurs de conservation, de survie. Elle est favorisée par l’aura sentimentale qui accompagne ce lieu qui est davantage qu’un non-lieu, celui qui est censé être notre lieu naturel. A cette nuance près que le sol se dérobe sous nos pas, et que la constatation s’impose que tout est mouvement. Y compris le sol, la culture, et l’esprit.

C’est ainsi qu’une valeur qui elle, est universelle, et donc inclusivement européenne, prend toute son importance malgré son omission en nombre de travaux sociologique : c’est l’hospitalité. Elle est, en effet, infiniment davantage qu’un simple devoir moral. Nous en verrons toujours plus intensément les effets.

L’ouvrage de Ronald Ingelhart : Modernization and Postmodernization : Cultural, economic and political change in 43 societies, PUP, 1997.

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