«L’Europe intergouvernementale est totalement inefficace»

Suite aux accords de Bruxelles entre l’Union Européenne et la Turquie, nous avons demandé à un expert, Michel Caillouët, sa lecture de l’évolution européenne. Interview.

Michel Caillouët compte parmi les grands experts des questions européennes. Foto: privée

(Réd) – Michel Caillouët sait de quoi il parle. Après 40 ans de carrière européenne, dont 9 ans comme Ambassadeur de l’Union Européenne dans différents pays d’Asie, il a été premier représentant de la Commission Européenne auprès du Conseil de l’Europe et connaît donc parfaitement les rouages des institutions européennes. Aujourd’hui, Michel Caillouët est membre du bureau et chargé de la communication du «European Federalist Party». Ici, il s’exprime en sa qualité de grand observateur et expert des questions européennes. Interview.

Michel Caillouët, que vous inspire le «deal» que l’Union Européenne vient de passer avec la Turquie ?

Michel Caillouët : Il s’agit plutôt d’un accord imposé par l’Europe intergouvernementale, qui ne fonctionne pas !

Faute de politique européenne consolidée sur l’immigration, l’accord décidé est celui du «plus petit commun dénominateur», il est donc loin de répondre aux défis. Plus grave, alors que l’Europe a toujours été pionnière dans le respect des règles de droit, cet accord contourne les règles internationales de protection pour les réfugiés, le droit d’asile est écorné !

Alors que l’Union, fort de son expérience en matière d’aides humanitaires, a toujours su, dans de nombreux pays tiers, répondre aux besoins des populations menacées par les conflits, elle ne sait plus le faire sur son propre territoire et est conduite à faire de la «sous-traitance» avec un pays, la Turquie, avec énormément de risques humains pour les populations déplacées, c’est indigne !

Perte de valeurs, perte de savoir-faire, absence d’humanité. C’est une triste image que projette l’UE !

La solidarité européenne n’existe plus que sur le papier, Schengen est aboli dans les faits, les états de Visegrad ont réussi la scission européenne et les citoyens se désintéressent de plus en plus de l’Europe – assistons-nous à l’implosion de l’Europe institutionnelle ?

MC : Cessons d’affirmer, comme certains le font (médias, politiques xénophobes ou nationalistes) que Schengen est aboli : les accords de Schengen, prévoyait, en cas de crise, des clauses d’exemptions, c’est ce qui est mis en œuvre actuellement, vu la crise migratoire, mais le principe de la libre circulation est loin d’être aboli, et une majorité d’européens tiennent fortement à sa préservation.

La solidarité européenne est effectivement mise à mal avec la crise des réfugiés, mais elle reste préservée dans de nombreux domaines de l’activité de l’UE. La solidarité reste globalement toutefois insuffisante, et les fédéralistes demandent une augmentation substantielle du budget européen (moins de 1% du PNB actuellement !), pour agir collectivement avec plus d’efficacité aux niveaux économique, de l’innovation, de la recherche, de l’environnement….

C’est l’Europe actuelle, celle de l’intergouvernemental, qui ne fonctionne plus et qui est totalement inefficace. Les dernières 10 années ont été pour cette Europe intergouvernementale, celles de la «décennie perdue», et ce sont les citoyens européens qui ont eu à subir les conséquences de cette inertie !

Un sursaut est indispensable, et il ne peut être que fédéral, il viendra des citoyens européens : ceux-ci veulent se reconnaitre dans un système institutionnel lisible, démocratique, efficace, avec des responsabilités claires, ce n’est pas le cas maintenant !

Il ne suffit pas de constater l’échec de l’Europe – que proposez-vous pour relancer notre continent en crise ?

MC : On doit constater l’échec de l’Europe intergouvernementale et bureaucratique. L’Europe reste la première puissance économique et commerciale du monde, comment est-il possible qu’elle ne puisse pas mieux s’organiser pour faire face aux défis économiques, sociaux, de développement durable, et ceux résultant de la concurrence internationale ?

Ce qui manque, c’est la solidarité nécessaire, et surtout la vision commune. Le repli nationaliste mènera à l’impasse, la solution ne peut être que l’émergence d’une fédération européenne solide, politique, économique et sociale.

Les moyens financiers, l’intelligence collective et individuelle, ne manquent pas en Europe ! Ce potentiel énorme ne pourra être valorisé pleinement que lorsqu’un nouveau système institutionnel, véritablement fédéral, sera mis en place.

D’après vous, à la fin de cette année 2016, de combien d’états l’Union Européenne sera composée ?

MC : Attendons le résultat des élections britannique, c’est au peuple de décider.

Il est peu vraisemblable que d’autres Etats souhaitent sortir de l’UE, sauf, pour certains, dérapage au niveau des valeurs de base de l’Union. Espérons qu’en Hongrie ou Pologne, il ne soit pas nécessaire d’utiliser l’article 7 des Traités !

L’espoir est qu’en 2016 et au-delà, on puisse construire enfin une Europe à plusieurs étages ; une fédération renforcée pour les pays qui le souhaitent (sans doute ceux de la zone euro), une zone commerciale et d’état de droit pour l’ensemble des 28 pays.

Outre une réforme structurelle qui prendra du temps, l’Europe doit aussi réagir immédiatement face à la crise humanitaire en Grèce – que proposez-vous ?

MC : Il faut rapidement renforcer les budgets nécessaires, et accompagner les réformes structurelles en cours. La solidarité européenne doit être pleine et entière avec le peuple grec !

Vous souhaitez l’émergence d’une véritable fédération européenne, quelles en seraient les priorités ?

MC : J’en vois au minimum trois :

- Une architecture institutionnelle efficace, lisible et démocratique : Parlement (Parlement Européen élu au suffrage universel, «Sénat» représentant les parlements nationaux) avec des pouvoirs réels, un Gouvernement Européen pour les principaux domaines de responsabilités à venir pour l’Europe renforcée, un gouvernement responsable devant les instances parlementaires européennes.

- L’émergence d’une défense commune, ce qui ne saurait tarder si l’on considère les enjeux redoutables de politique externe, Moyen Orient, Russie…

- Une politique de sécurité (lutte contre le terrorisme), et une politique d’immigration (protection des frontières) communes.

Une telle fédération ne pourrait d’emblée être réalisée à 28 pays. Il conviendra que les pays qui le souhaitent (sans doute la plupart des membres de la zone euro), amorcent le processus et proposent les changements institutionnels nécessaires, en accord avec les citoyens européens.

Michel Caillouët, merci pour cet entretien !

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