L’Eveil des Sans

Loin des clichés de quartiers, l'Eveil Meinau réussit le pari du dialogue et du vivre ensemble.

Quartier Meinau. Coeur de cité où les clichés se plaisent à faire converger les sans dents, les sans jobs, les sans avenir, les sans papiers. Quartier où, tout à l’inverse, depuis hier, l’Eveil Meinau réussit le pari de l’intelligence collective et de l’humanité autour d’un « Weekend du dialogue et du vivre ensemble » avec, entre autres intervenants, Mourad Benchelali, ancien détenu de Guantanamo aujourd’hui engagé dans la prévention de la radicalisation.

(Charles Nouar) – 1 Rue de Bourgogne, Centre socio-culturel de la Meinau. Des femmes, beaucoup, des hommes, de tous âges, de toutes diversités. Des kids, aussi, qui vendent des pâtisseries pour un projet de voyage au Sénégal, pour aider, là-bas, dans le cadre d’un projet pédagogique. D’autres qui se préparent en vue de la Battle du soir, pour la première Glob-ALL JAM. Sur le parvis du centre, collé à Pôle Sud, les gens discutent, se parlent. Une jeune adulte s’exerce à l’overboard, encouragée par les gamins du quartier. Passe devant toi et te salue de la main avant de plonger à terre quelques mètres plus loin en tentant de descendre de sa planche empruntée. La fille se relève, sourit, comme si de rien n’était.

A l’intérieur, des migrants, puis des femmes témoignent, dont une, qui a perdu son fils en Syrie. Puis suit Mourad Benchelali, auteur de Voyage vers l’enfer, qui partage à son tour devant une assemblée de tous âges. Des pères, des mères, des futurs, des frères, des sœurs, des gens du quartier et d’au-delà. Aujourd’hui formateur dans l’insertion, Mourad se consacre en partie à la prévention de la radicalisation des jeunes musulmans français. Histoire, pour lui également, de ne pas voir se répéter l’histoire, la sienne, celle d’un gamin dont le parcours l’a mené de Villeurbanne à Guantanamo, de la Marche pour l’égalité et contre le racisme aux marches de l’enfer. Une histoire qui aurait pu arriver à l’époque à pas mal de gosses en manque d’éclaircies, trop longtemps rangés à l’ombre des cités.

Mon père, mon frère, ces héros

Au début de l’histoire, un père imam qui recueille médocs et vêtements quand gronde la guerre en Bosnie ; qui part plusieurs fois sur place, en convoie humanitaire, pour aider, permettre à des gens, des civils de s’en sortir, au nom d’une solidarité confessionnelle qui lui est chère. Puis vient l’année 1993 et son arrestation par les Serbes. L’affaire fait la couverture de la presse française. Un comité de soutien, le Quai d’Orsay se mobilisent. Neuf mois plus tard, son père est libéré. Mourad, qui a vu tout ce temps défiler chez lui jusqu’aux plus hauts officiels de l’Etat français, voit en son père un « héro », qui a donné de son temps, de sa personne et de sa liberté pour aider. Mais vient aussi l’heure de questions de plus en plus précises. Pourquoi aider au-delà de chez soi quand tant devrait être fait ici ? Hakim, son grand frère, y voit plutôt une forme d’exemple à suivre. Développe son identification religieuse, se met à voyager : beaucoup, longtemps. Russie, pays africains, Jérusalem, Syrie, où il suit pendant deux années des cours de théologie à l’université. « Hakim, c’est alors l’aventurier de la famille ». Au milieu des années 1990, Hakim part cette fois pour le Royaume-Uni. Disparaît près d’un an. Quelques mois en Afghanistan au cours de cette période l’ont également rendu « plus dur dans son jugement ». « Tu devrais y aller, ça fera du bien à ta foi », lui lance t-il fin des années 1990 ».

Lyon, Londres, Islamabad, Peshawar

« Moi, l’Afghanistan, tout ce que j’en savais était ce qui en était dit au JT ; les Talibans. Franchement, ça me faisait peur. Mais Hakim me rassure : c’est les médias, les non musulmans qui disent du mal », lui dressant un tout autre portrait de la réalité afghane. Mais Mourad hésite encore : « Moi, je n’étais jamais sorti du quartier. Aller à Lyon était déjà aller à l’étranger, alors l’Afghanistan… ». Et puis, Mourad n’est pas très religieux, a alors un job – agent de médiation à Rilleux, dans le Rhône – mais finit par dire oui à Hakim qui lui explique qu’il ne partirait pas seul ; que Nizar, un ami l’accompagnerait. Quant aux frais de transport, d’hébergement, Hakim s’occuperait de tout. On était alors en juin 2001 : « Les dates sont importantes, précise Mourad », qui saisit alors l’opportunité de sortir de son carré de tours. Lyon, Londres, Islamabad, Peshawar. Mourad et Nizar sont effectivement hébergés par des amis d’Hakim. L’un deux, Mohammed, les conduira en taxi jusqu’à Jalalabad. « Ni douanes, ni barrières ». Une piste et un passage presque fantomatique entre le Pakistan et l’Afghanistan. Là, Mohammed les dirige vers une maison pour étrangers, celle, francophone, des Algériens, tous deux ne parlant pas arabe. Les maisons pour étrangers, « c’est la règle ici », leur explique Mohammed. Affaires, passeports, tout doit être laissé sur place. « Mais bon, les gens étaient gentils avec nous, nous remerciaient d’être venus dans un Etat islamique. On partait faire du shopping au souk », avec pour seule contrainte de « cacher notre menton rasé sous un voile », la loi obligeant les hommes à porter la barbe.

Al Farouq : le piège se referme

« Puis, Mohammed nous emmène à Kandahar, plus au sud, dans une maison d’accueil bien plus grande », où se regroupent les nationalités du monde entier ou presque. Mourad et Nizar font la connaissance de Samir qui fait office de traducteur de fortune. Le lendemain de leur arrivée, un bus vient les chercher. « On demande où l’on va. On nous répond que c’est un endroit secret, plus au sud ». Les deux Lyonnais ne s’inquiètent pas davantage mais observent à mesure que la destination se rapproche un nombre croissant de gens armés. Le car, arrêté au milieu de nulle part, en pleine zone militaire, loin des circuits touristiques, on leur indique qu’ils sont au camp Al Farouq. Mourad et Nizar n’ont pas trop le temps de comprendre. Les injonctions, les ordres fusent déjà de toutes parts : « Un bon musulman doit apprendre à combattre », « ne désobéissez pas à Dieu » ! « Là, confesse, Mourad, on s’inquiète, vraiment » : aucun moyen de quitter les lieux, des rumeurs qui font état de fugitifs exécutés, le piège qui se referme. Soixante jours d’entraînement programmés : physique, enseignement religieux, maniement des armes, fusils, lance roquettes puis… maniement du TNT : autant de choses, très éloignées de l’enseignement de l’Islam dans lequel Mourad a été éduqué par son père.

La visite d’Oussama

Les semaines passent, sans échappatoire. Le discours se fait de plus en plus radical jusqu’à ce jour où vient un homme, entouré de gardes du corps, qui suscite la frénésie de tout le camp. Mourad comprend que l’homme n’a rien d’ordinaire, pas plus que son discours qui appelle à prendre l’Amérique pour cible et de leur dire : « Vous les jeunes, même si vous êtes jeunes, je vous conseille d’utiliser les attentats suicides ». Parce que dans le Djihad, « tous les coups sont permis. Les attentats sont des actions comme les autres », qui plus est quand l’ennemi est plus puissant militairement. L’homme porte un nom : Oussama Ben Laden.

Nizar, à bout d’épuisement, tombe malade. Mourad et lui n’ont qu’une idée en tête. Partir, vite, le plus vite possible, une fois relâchés de leurs deux mois d’obligations militaires. Récupérer leurs passeport à la maison des Algériens, rejoindre le premier avion en partance pour la France. Mais, l’heure venue, la nouvelle tombe : « Partir, mais c’est impossible ! Vous n’êtes pas au courant ? ». Septembre 2001, « les dates ont une importance »… Les deux tours jumelles viennent de tomber, l’Afghanistan voit en réponse s’approcher un déluge de bombes. Kirkouk tombe, l’exode des populations débute mais la frontière pakistanaise leur est bloquée.

Kandahar-Guantanamo

Mourad et Nizar sillonnent alors les routes, toutes celles qui pourraient être encore accessibles, parviennent à franchir les montagnes et à se sortir du carré afghan, tombent sur un village, aimable au début, puis les forces pakistanaises et l’armée américaine. Retour case départ, transporté cagoulé, ligoté, à l’arrière de camions bâchés, direction camp US de Kandahar. Deux semaines puis voyage aéroporté, de vingt-quatre heures cette fois, direction Guantanamo, Cuba. Casque sur les oreilles, mains gantées, yeux voilés, l’ensemble des sens coupés, les interrogatoires a minima musclés s’enchaînent à nouveau. Ce qu’on leur reproche, à l’instar de tous ceux arrêtés dans la région : d’être suspecté d’actes terroristes. D’ « être Al Qaida ».

Famille incarcérée

Grâce à une photo prise lors de ses deux semaines de détention par l’armée pakistanaise, leur visage circule sur la Toile, leurs proches les reconnaissent, mobilisent comme à l’ère de Sarajevo, mais l’histoire est toute autre. Trois ans après, en 2004, Mourad et Nizar finiront par rentrer en France. Un avion les attend. Eux s’attendent à pouvoir se jeter dans les bras de leurs parents mais n’auront que pour seul comité d’accueil la police française qui leur indique que, dans le cas de Mourad, tous ont été emprisonnés. Son grand-frère qui a voulu aller en Tchétchénie. Son père, considéré comme imam radical, sa mère qui a envoyé un mandat à Hakim la rendant complice de financement indirect de terrorisme, son autre frère et sa sœur, accusés d’avoir soutenu Hakim dans son entreprise terroriste. Aujourd’hui bannis de France, père et mère vivent en Algérie. Mourad, lui, essaie de reconstruire sa vie, progressivement, en attendant l’issue de son aventure judiciaire auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme ; partage son expérience de vie dans les écoles pour réduire les risques de mimétisme. Parce qu’entre les quatre murs de Fleury-Mérogis, où il séjourna jusqu’en janvier 2006, Mourad a aussi vu ces regards de respect face à ce qu’il avait vécu, que certains imaginaient être un acte d’héroïsme. Des regards qu’il se refuse de voir renaître dans les pupilles de gamins eux aussi prisonniers de leurs tours.

Dans la salle du Centre, les gens du quartier et d’au-delà écoutent, émus, applaudissent et osent quelques questions, sensibles et émouvantes. Sur la déradicalisation, sur les politiques à mener. Mourad, lui, – au moins aujourd’hui – ne se veut que dans le partage ; se refuse à dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Ecouter, s’écouter, sans jugement partisan, est déjà un premier pas.

Glob-ALL JAM sur fond de DJ Peck

Hors les murs, alors que les équipes de l’association l’Eveil Meinau s’affairent pour préparer la suite de la journée, Mourad poursuit la discussion avec des gens venus le remercier de son témoignage ou d’autres, le visage plus grave, plus inquiet, qui semblent tenter de lui soutirer un conseil pour que l’histoire ne bégaie pas, cette fois entre leurs propres murs. Ironie du sort, pas des musulmans comme certains auraient peut-être pu l’imaginer, à force de clichés. Non, des « locaux », comme l’on dirait dans certains petits villages hors agglo.

Puis vient un gars qui me parle danse hip hop. « Tu vas à la Global Jam ? ». C’est juste après. « Oui, bien sûr ». La tête encore un peu à l’Afghanistan, je jette un rapide regard autour de moi, à ces bâtiments de quartier avec le souvenir d’y avoir passé une partie de mon enfance, presque nostalgique, sinon un peu honteux de l’avoir presque effacé de ma mémoire. Les portes passées, quelques danseurs de hip hop s’échauffent, pendant que d’autres, des kids, se lancent dans les premières battle sous le regard de parents, amis, voisins ou curieux de passage. Le regards, les rires, les sourires sont beaux. Les gens se parlent, continuent à se parler avec bienveillance, respect, complicité. Un petit bout d’humanité, presqu’une famille sans frontières, en plein Eveil, loin des clichés et riches d’une multitude de singularités. 23h : le rideau se ferme progressivement après trois heures de Glob-ALL JAM sur fond de DJ Peck. Dernier regard du soir à des souvenirs d’enfance avant de revenir, aujourd’hui dimanche, pour la suite d’un « Weekend du dialogue et du vivre ensemble », dont le seul intitulé ou presque résumerait presque à lui seul sa qualité.

 

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