L’exil et la langue

Esther Heboyan se souvient d'une rentrée (très) personnelle…

S'intégrer malgré les obstacles administratifs... Foto: Esther Heboyan

(Par Esther Heboyan) – En cette rentrée des classes 2018, j’ai envie de raconter une histoire personnelle. Cette histoire est aussi l’œuvre de deux institutrices françaises qui ont posé un regard vrai sur une élève venue d’ailleurs – une étrangère, une enfant d’immigrés sans le sou et sans paroles, une migrante comme on dit aujourd’hui, dans l’attente clandestine d’un récépissé de séjour (à renouveler régulièrement à la Préfecture de Paris) et d’une inscription à l’école de Jules Ferry (inégalitaire en 1965, à réformer périodiquement, mais ça, c’est une autre histoire).

Après deux scolarités interrompues, pour cause d’exil, l’une en pays lointain (Turquie avec le goût amer du pogrom anti-chrétiens de septembre 1955, déclencheur de départs pour les minorités), l’autre en pays voisin (Allemagne de l’Ouest en mode reconstruction d’après-guerre de l’après-nazisme), l’élève se retrouve en cours préparatoire de l’École Descartes à Asnières-sur-Seine. Normal, pour ainsi dire : elle n’a que 10 ans, a déjà reçu 5 années d’enseignement à l’étranger, a toute la vie devant elle. Pour vivre ou mourir.

En France, c’est chose courante et prouvée : on n’apprécie pas les diplômes étrangers, encore moins les carnets de notes rédigés en langue étrangère. Tant pis. Ou peu importe. La rubrique « choix de l’élève » n’est pas à la mode du jour. Faire des chichis serait décidément incongru. Et d’ailleurs, avec quelle parole, dans quelle langue ? D’autant plus qu’il y a un mieux : de l’absence de genres en turc et en arménien, l’élève était passée – tant bien que mal –  au masculin, au féminin et au neutre de l’allemand. Désormais, il n’y a plus que le fameux « un » et la fameuse « une », une chance. Même si à l’école cartésienne, l’élève ne comprend pas la logique des genres et ne saisit pas toute la logique de la langue.

C’est là qu’interviennent les deux institutrices françaises. À la fin du cours élémentaire 1, l’élève est âgée de 11 ans, l’âge où l’on entre en sixième. Dans la logique du système éducatif français, j’ai donc 3 ans de retard. Cherchez la tare. C’en est de trop pour Mme Costa, institutrice de CE1, et Mme Dufaud, institutrice de CM1, qui se mettent d’accord pour me faire avancer d’une case. Me faire sauter la CE2. Pendant les vacances d’été, elles se relaient pour m’apprendre le français. Je vais chez l’une, puis je vais chez l’autre. J’apprends qu’il y a des règles et puis des exceptions. J’apprends à ne pas confondre « je serai » et « je serais ». J’apprends les sons et la syntaxe. Je deviens locutrice produisant des énoncés.

Dernier énoncé produit : Immense gratitude pour deux enseignantes d’une grande humanité.

Seul regret de l’élève : L’inscription sur son bulletin de classe terminale : « Avis très favorable au conseil de classe pour le Baccalauréat. En cas d’échec, n’est pas autorisé (sic) à redoubler. (âge) »

Ce jour-là, à Asnières-sur-Seine, le Père Ubu, nul doute, faisait les cent pas dans les couloirs du lycée Renoir.

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