L’indépendance du parquet européen à l’épreuve de la nomination de son Procureur

Tribune libre de la Présidente du GRASCO Chantal Cutajar sur le processus de nomination du Procureur du nouveau « Parquet Européen » qui doit devenir opérationnel en 2020.

En Roumanie, Laura Codruta Kövesi est une icone anti-corruption. Elle serait la Procureure idéale pour le nouveau parquet Européen. Foto: Babu / Wikimedia Commons / CC-BY-SA 4.0int

(Par Chantal Cutajar) – L’indépendance du Parquet européen est une condition sine qua non de sa pérennité et de celle de l’Etat de droit. Le rapport intérimaire de Monica Macovei (PPE, roumaine) sur le projet de Parquet européen insistait sur le fait que ce parquet destiné à lutter contre la fraude au budget européen devait être pleinement indépendant des gouvernements nationaux et des institutions européennes et sous contrôle démocratique. Il est crucial, jugeaient les députés, que ce Parquet soit soustrait à toute pression politique.

Rappelons que le 12 octobre 2017, les ministres de 20 États membres (1) ont adopté, dans le cadre d’une coopération renforcée, le règlement instituant le Parquet européen, chargé de lutter contre la fraude aux fonds européens et à la TVA dans ses dimensions transfrontalières et qui doit être opérationnel en 2020.

La garantie de son indépendance est inscrite à l’article 6 § 1 du règlement. Elle se traduit d’une part par l’injonction faite à l’ensemble des membres du parquet, y compris le personnel administratif, d’agir dans l’intérêt de L’Union dans son ensemble. Ils ne doivent solliciter ni accepter d’instructions d’aucune personne extérieure au Parquet européen, d’aucun Etat membre, d’aucune institution, d’aucun organe ou organisme de l’Union. D’autre part, les Etats membres et les institutions, organes ou organismes de l’Union doivent respecter l’indépendance du Parquet européen et ne pas chercher à l’influencer dans l’exercice de ses missions. Il est clair que le choix des hommes et des femmes sera déterminant.

La nomination du procureur européen ainsi que des procureurs délégués dans les Etats membres est soumise à une procédure censée garantir leur indépendance. Mais des textes à leur mise en œuvre, il y a un pas qui pourrait bien, s’il est franchi, décrédibiliser l’institution avant même qu’elle n’ait vu le jour.

En effet, la procédure qui doit amener à la désignation imminente du procureur européen qui doit être nommé d’un commun accord par le Parlement européen et le Conseil a été jalonnée d’événements qui démontrent la difficulté de certains représentants des Etats à respecter ce principe d’indépendance. Elle se trouve aujourd’hui, au moment où nous publions ces lignes dans une situation de blocage.

Pourquoi ? - Tout a bien commencé avec la publication le 19 novembre 2018 par la Commission européenne, de l’avis de vacance pour le poste de chef du Parquet européen (2). Les candidatures ont d’abord été évaluées par les douze membres du comité de sélection chargés d’établir une liste restreinte de candidats qualifiés. Début janvier 2019, le comité a procédé à une première présélection de 11 candidats qui ont été auditionnés le mercredi 30 et jeudi 31 janvier 2019. Le 4 février 2019, le Comité a transmis au Parlement européen et au Conseil de l’UE une liste restreinte de 3 candidats pour occuper le poste de chef du Parquet européen.

Figurent, en première position l’ancien procureur en chef de la Direction nationale anticorruption de Roumanie, Laura Codruţa Kövesi, ensuite le Procureur général français Jean-François Bohnert et, enfin l’Allemand Andrés Ritter.

Le choix du comité de sélection de placer en première position Laura Codruta Kövesi n’est pas anodin et démontre l’indépendance des membres du comité de sélection.

Cette magistrate roumaine a en effet, joué un rôle décisif, en tant que Procureur en chef de la Direction nationale anticorruption (DNA) entre 2013 et 2018 pour la mise en place des mesures de sauvegarde dans le cadre du « Mécanisme de coopération et de vérification (MCV) », imposées à la Roumanie lors de son adhésion à l’Union européenne le 1er janvier 2007 et destinées à combler les lacunes de la réforme judiciaire et de la lutte contre la corruption. En 2017, les progrès réalisés par la Roumanie étaient si importants que la Commission avait annoncé vouloir clôturer le MCV avant la fin de son mandat.

Mais en 2018, Laura Codruta Kövesi a été démise de ses fonctions par le nouveau ministre de la Justice Tudorel Toader. Cette révocation s’inscrit dans l’offensive des partis politiques majoritaires au Parlement, visant à limiter drastiquement l’efficacité de la lutte contre la corruption, l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs elle-même. C’est ainsi que plusieurs enquêtes ont été remises en cause, des décisions définitives de la Cour suprême ont été annulées, des personnes condamnées pour corruption ont été libérées sous prétexte de désengorger les prisons. Ces changements, constatés par le dernier rapport « MCV » ont atteint leur point d’orgue avec la création d’une section spéciale d’enquête sur les magistrats, placée hors de tout contrôle du Procureur général et qui a suscité une vague de protestation de la part des magistrats roumains. La Commission européenne a immédiatement réagit et demandé au gouvernement roumain de se remettre sur le chemin des recommandations du MCV sans « inverser les progrès accomplis ces dernières années ».

Ce choix en faveur de Laura Kövesi ne pouvait pas convenir au ministre roumain de la Justice Tudorel Toader. En violation du principe d’indépendance, il a envoyé une lettre à ses collègues européens pour les dissuader de nommer Laura Codruţa Kövesi, à la tête du Parquet européen. Mieux encore, des mesures de rétorsion à l’égard de la magistrate ont été prises telle qu’une citation à comparaître devant la section spéciale le mardi 26 février, alors qu’elle devait se rendre à Bruxelles le même jour pour être auditionnée. Ces comportements ont conduit le 14 février, la porte-parole de la Commission européenne, Margaritis Schinas, à rappeler que les trois candidats présélectionnés pour le poste de chef du Parquet européen devaient être traités « équitablement » et indiqué que la Commission suivrait de près le processus de nomination et rappelé que le chef du Parquet européen devait être nommé rapidement, afin de ne pas retarder la mise en place de l’organe, prévue en 2020.

Subissant ces pressions, le Coreper (4), qui réunit les ambassadeurs des Etats membres auprès de l’UE, a placé en première position, le magistrat français Jean-François Bohnert. Certes, il ne s’agit que d’un vote interne et indicatif uniquement destiné à permettre aux ambassadeurs du trio des prochaines Présidences du Conseil de l’UE, à savoir la Finlande, la Croatie et le Portugal – l’Allemagne ayant été exclue puisqu’elle a aussi un candidat – d’aller négocier avec le Parlement européen.

La politisation du processus de désignation apparaissait ainsi au grand jour.

Ceci a amené les groupes S&D et GUE/NGL au parlement européen à demander que le vote sur le classement des candidats pour le poste de chef du Parquet européen se tienne publiquement en commission LIBE et non à huis clos, en réunion des coordinateurs comme cela était prévu.

Le 27 février 2019 le Parlement européen désigne Laura Codruţa Kövesi comme candidate favorite avec 26 voix, le Français Jean-François Bohnert s’est placé en seconde position avec 22 voix, suivi de l’Allemand Andrés Ritter, qui n’a obtenu qu’une seule voix.

Le ministre roumain de la Justice, Tudorel Toader n’a pas pour autant désarmé et n’a pas hésité, dans une lettre, publiée le 6 mars dans le Financial Times, à exposer ses arguments contre la nomination de Laura Kövesi, expliquant qu’il n’avait « rien de personnel contre Laura Codruţa Kövesi », mais que, « d’après tous les éléments de preuve » en sa possession « émanant des juges, des procureurs et d’autres sources crédibles », Madame Kövesi « ne devrait pas être nommée à ce poste d’une importance capitale ».

Nous sommes toujours, à l’heure où nous publions ces lignes dans une situation de blocage. Elle pourrait se résoudre à la faveur du retrait annoncé mais pas encore acté, du candidat français. Il est pour le moins curieux qu’aucun média généraliste n’ait fait état de ce processus de désignation pour le moins chaotique et qui jette le discrédit sur une institution que les européens attendent de longue date et qui démontre malheureusement que le chemin qui doit conduire à l’édification d’une véritable Europe de la Justice est semé d’embûches. Le courage politique des membres du Conseil européen devrait les amener à résister aux pressions du gouvernement roumain et à désigner Laura Kövesi. Il y va réellement de la crédibilité de la future institution judiciaire européenne.

1 Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie, Chypre, République tchèque, Estonie, Finlande, France, Grèce, Italie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Portugal, Roumanie, Slovaquie, Espagne et Slovénie. Depuis Malte (20 août 2018) et les Pays-Bas (1er août 2018) ont adopté le règlement
2 Les critères de sélection comprennent, entre autres, au moins quinze années d’expérience professionnelle en tant que membre actif du ministère public ou du corps judiciaire et au moins cinq années d’expérience en tant que procureur chargé d’enquêter sur des délits financiers. L’avis de vacance précise aussi que le candidat devra pouvoir exercer un mandat complet de 7 ans et acte la prolongation à 70 ans de l’âge de la retraite.
3 Ces douze personnalités ont été choisies parmi d’anciens membres de la Cour de justice et de la Cour des comptes européenne, d’anciens membres nationaux d’Eurojust, des membres des juridictions nationales suprêmes, des procureurs et des juristes, dont une proposée par le PE.
4 Réunit les ambassadeurs des États membres auprès de l’UE

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